Monday 26 September 2011

Contes et nouvelles par ordre alphabétique ....... les contes commencants de "V" à "Y"

LE VAGABOND
Depuis quarante jours, il marchait, cherchant partout du travail. Il avait quitté son pays, Ville-Avaray, dans la Manche, parce que l'ouvrage manquait. Compagnon charpentier, âgé de vingt-sept ans, bon sujet, vaillant, il était resté pendant deux mois à la charge de sa famille, lui, fils aîné, n'ayant plus qu'à croiser ses bras vigoureux, dans le chômage général. Le pain devint rare dans la maison; les deux soeurs allaient en journée, mais gagnaient peu; et lui, Jacques Randel, le plus fort, ne faisait rien parce qu'il n'avait rien à faire, et mangeait la soupe des autres. Alors, il s'était informé à la mairie; et le secrétaire avait répondu qu'on trouvait à s'occuper dans le Centre. Il était donc parti, muni de papiers et de certificats , avec sept francs dans sa poche et portant sur l'épaule, dans un mouchoir bleu attaché au bout de son bâton, une paire de souliers de rechange, une culotte et une chemise. Et il avait marché sans repos, pendant les jours et les nuits, par les interminables routes, sous le soleil et sous les pluies, sans arriver jamais à ce pays mystérieux où les ouvriers trouvent de l'ouvrage. Il s'entêta d'abord à cette idée qu'il ne devait travailler qu'à la charpente, puisqu'il était charpentier. Mais, dans tous les chantiers où il se présenta, on répondit qu'on venait de congédier des hommes, faute de commandes, et il se résolut, se trouvant à bout de ressources, à accomplir toutes les besognes qu'il rencontrerait sur son chemin. Donc, il fut tour à tour terrassier, valet d'écurie, scieur de pierres; il cassa du bois, ébrancha des arbres, creusa un puits, mêla du mortier, lia des fagots, garda des chèvres sur une montagne, tout cela moyennant quelques sous, car il n'obtenait, de temps en temps, deux ou trois jours de travail qu'en se proposant à vil prix, pour tenter l'avarice des patrons et des paysans. Et maintenant, depuis une semaine, il ne trouvait plus rien, il n'avait plus rien et il mangeait un peu de pain, grâce à la charité des femmes qu'il implorait sur le seuil des portes, en passant le long des routes. Le soir tombait, Jacques Randel harassé, les jambes brisées, le ventre vide, l'âme en détresse, marchait nu-pieds sur l'herbe au bord du chemin, car il ménageait sa dernière paire de souliers, l'autre n'existant plus depuis longtemps déjà. C'était un samedi, vers la fin de l'automne. Les nuages gris roulaient dans le ciel, lourds et rapides, sous les poussées du vent qui sifflait dans les arbres. On sentait qu'il pleuvrait bientôt. La campagne était déserte, à cette tombée de jour, la veille d'un dimanche. De place en place, dans les champs, s'élevaient pareilles à des champignons jaunes, monstrueux, des meules de paille égrenées; et les terres semblaient nues, étant ensemencées déjà pour l'autre année. Randel avait faim, une faim de bête, une de ces faims qui jettent les loups sur les hommes. Exténué, il allongeait les jambes pour faire moins de pas et, la tête pesante, le sang bourdonnant aux tempes, les yeux rouges, la bouche sèche, il serrait son bâton dans sa main avec l'envie vague de frapper à tour de bras sur le premier passant qu'il rencontrerait rentrant chez lui manger la soupe. Il regardait les bords de la route avec l'image, dans les yeux, de pommes de terre défoules, restées sur le sol retourné. S'il en avait trouvé quelques-unes, il eût ramassé du bois mort, fait un petit feu dans le fossé, et bien soupé, ma foi, avec le légume chaud et rond, qu'il eût tenu d'abord, brûlant, dans ses mains froides. Mais la saison était passée, et il devrait, comme la veille, ronger une betterave crue, arrachée dans un sillon. Depuis deux jours , il parlait haut en allongeant le pas sous l'obsession de ses idées. Il n'avait guère pensé, jusque-là, appliquant tout son esprit, toutes ses simples facultés, à sa besogne professionnelle. Mais voilà que la fatigue, cette poursuite acharnée d'un travail introuvable, les refus, les rebuffades, les nuits passées sur l'herbe, le jeûne, le mépris qu'il sentait chez les sédentaires pour le vagabond, cette question posée chaque jour: "Pourquoi ne restez-vous pas chez vous?", le chagrin de ne pouvoir occuper ses bras vaillants qu'il sentait pleins de force, le souvenir des parents demeurés à la maison et qui n'avaient guère de sous, non plus, l'emplissaient peu à peu d'une colère lente, amassée chaque jour, chaque heure, chaque minute, et qui s'échappait de sa bouche, malgré lui, en phrases courtes et grondantes. Tout en trébuchant sur les pierres qui roulaient sous ses pieds nus, il grognait: "Misère... misère... tas de cochons... laisser crever de faim un homme... un charpentier... tas de cochons...pas quatre sous... pas quatre sous... v'là qu'il pleut... tas de cochons!...." Il s'indignait de l'injustice du sort et s'en prenait aux hommes, à tous les hommes, de ce que la nature, la grande mère aveugle, est inéquitable, féroce et perfide. Il répétait, les dents serrées: "Tas de cochons!" en regardant la mince fumée grise qui sortait des toits, à cette heure du dîner. Et, sans réfléchir à cette autre injustice, humaine, celle-là, qui se nomme violence et vol, il avait envie d'entrer dans une de ces demeures, d'assommer les habitants et de se mettre à table, à leur place. Il disait: "J'ai pas le droit de vivre, maintenant... puisqu'on me laisse crever de faim... je ne demande qu'à travailler, pourtant... tas de cochons." Et la souffrance de ses membres, la souffrance de son ventre, la souffrance de son coeur lui montaient à la tête comme une ivresse redoutable, et faisaient naître, en son cerveau, cette idée simple: "J'ai le droit de vivre, puisque je respire, puisque l'air est à tout le monde. Alors, donc, on n'a pas le droit de me laisser sans pain!" La pluie tombait, fine, serrée, glacée. Il s'arrêta et murmura: "Misère... encore un mois de route avant de rentrer à la maison..." Il revenait en effet chez lui maintenant, comprenant qu'il trouverait plutôt à s'occuper dans sa ville natale, où il était connu, en faisant n'importe quoi, que sur les grands chemins où tout le monde le suspectait. Puisque la charpente n'allait pas, il deviendrait manoeuvre, gâcheur de plâtre, terrassier casseur de cailloux. Quand il ne gagnerait que vingt sous par jour, ce serait toujours de quoi manger. Il noua autour de son cou ce qui restait de son dernier mouchoir, afin d'empêcher l'eau froide de lui couler dans le dos et sur la poitrine. Mais il sentit bientôt qu'elle traversait déjà la mince toile de ses vêtements et il jeta autour de lui un regard d'angoisse, d'être perdu qui ne sait plus où cacher son corps, où reposer sa tête, qui n'a pas un abri par le monde. La nuit venait, couvrant d'ombre les champs. Il aperçut, au loin, dans un pré, une tache sombre sur l'herbe, une vache. Il enjamba le fossé de la route et alla vers elle, sans trop savoir ce qu'il faisait. Quand il fut auprès, elle leva vers lui sa grosse tête, et il pensa: "Si seulement j'avais un pot, je pourrais boire un peu de lait." Il regardait la vache; et la vache le regardait; puis, soudain, lui lançant dans le flanc un grand coup de pied: "Debout!" dit-il. La bête se dressa lentement, laissant pendre sous elle sa lourde mamelle; alors l'homme se coucha sur le dos, entre les pattes de l'animal, et il but, longtemps, pressant de ses deux mains le pis chaud, et qui sentait l'étable. Il but tant qu'il resta du lait dans cette source vivante. Mais la pluie glacée tombait plus serrée, et toute la plaine était nue sans lui montrer un refuge. Il avait froid; et il regardait une lumière qui brillait entre les arbres, à la fenêtre d'une maison. La vache s'était recouchée, lourdement. Il s'assit à côté d'elle, en lui flattant la tête, reconnaissant d'avoir été nourri. Le souffle épais et fort de la bête, sortant de ses naseaux comme deux jets de vapeur dans l'air du soir, passait sur la face de l'ouvrier qui se mit à dire: "Tu n'as pas froid là-dedans, toi." Maintenant, il promenait ses mains sur le poitrail, sous les pattes, pour y trouver de la chaleur. Alors une idée lui vint, celle de se coucher et de passer la nuit contre ce gros ventre tiède. Il chercha donc une place, pour être bien, et posa juste son front contre la mamelle puissante qui l'avait abreuvé tout à l'heure. Puis, comme il était brisé de fatigue, il s'endormit tout à coup. Mais, plusieurs fois, il se réveilla, le dos ou le ventre glacé, selon qu'il appliquait l'un ou l'autre sur le flanc de l'animal; alors il se retournait pour réchauffer et sécher la partie de son corps qui était restée à l'air de la nuit; et il se rendormait bientôt de son sommeil accablé. Un coq chantant le mit debout. L'aube allait paraître; il ne pleuvait plus; le ciel était pur. La vache se reposait, le mufle sur le sol; il se baissa en s'appuyant sur ses mains, pour baiser cette large narine de chair humide, et il dit: "Adieu, ma belle... à une autre fois... t'es une bonne bête... Adieu..." Puis il mit ses souliers, et s'en alla. Pendant deux heures, il marcha devant lui suivant toujours la même route; puis une lassitude l'envahit, si grande, qu'il s'assit dans l'herbe. Le jour était venu; les cloches des églises sonnaient, des hommes en blouse bleue, des femmes en bonnet blanc, soit à pied, soit montés en des charrettes, commençaient à passer sur les chemins, allant aux villages voisins fêter le dimanche chez des amis, chez des parents. Un gros paysan parut, poussant devant lui une vingtaine de moutons inquiets et bêlants qu'un chien rapide maintenait en troupeau. Randel se leva, salua: "Vous n'auriez pas du travail pour un ouvrier qui meurt de faim?" dit-il. L'autre répondit en jetant au vagabond un regard méchant: "Je n'ai point de travail pour les gens que je rencontre sur les routes." Et le charpentier retourna s'asseoir sur le fossé. Il attendit longtemps; regardant défiler devant lui les campagnards, et cherchant une bonne figure, un visage compatissant pour recommencer sa prière. Il choisit une sorte de bourgeois en redingote, dont une chaîne d'or ornait le ventre. "Je cherche du travail depuis deux mois, dit-il. Je ne trouve rien; et je n'ai plus un sou dans ma poche." Le demi-monsieur répliqua:Vous auriez dû lire l'avis affiché à l'entrée du pays. - La mendicité est interdite sur le territoire de la commune. - Sachez que je suis le maire, et, si vous ne filez pas bien vite, je vais vous faire ramasser." Randel, que la colère gagnait, murmura: "Faites-moi ramasser si vous voulez, j'aime mieux cela, je ne mourrai pas de faim, au moins." Et il retourna s'asseoir sur son fossé. Au bout d'un quart d'heure, en effet, deux gendarmes apparurent sur la route. Ils marchaient lentement, côte à côte, bien en vue, brillants au soleil avec leurs chapeaux cirés, leurs buffleteries jaunes et leurs boutons de métal, comme pour effrayer les malfaiteurs et les mettre en fuite de loin, de très loin. Le charpentier comprit bien qu'ils venaient pour lui; mais il ne remua pas, saisi soudain d'une envie sourde de les braver, d'être pris par eux, et de se venger, plus tard. Ils approchaient sans paraître l'avoir vu, allant de leur pas militaire, lourd et balancé comme la marche des oies. Puis tout à coup, en passant devant lui, ils eurent l'air de le découvrir, s'arrêtèrent et se mirent à le dévisager d'un oeil menaçant et furieux. Et le brigadier s'avança en demandant: "Qu'est-ce que vous faites ici?" L'homme répliqua tranquillement:"Je me repose." - D'où venez-vous? - S'il fallait vous dire tous les pays où j'ai passé, j'en aurais pour plus d'une heure. - Où allez-vous? - A Ville-Avaray. - Où c'est-il ça. - Dans la Manche.? - C'est votre pays? - C'est mon pays. - Pourquoi en êtes-vous parti? Pour chercher du travail." Le brigadier se retourna vers son gendarme, et, du ton colère d'un homme que la même supercherie finit par exaspérer:"Ils disent tous ça" ces bougres-là. Mais je la connais, moi." Puis il reprit: "Vous avez des papiers? - Oui, j'en ai. - Donnez-les." Randel prit dans sa poche ses papiers, ses certificats, de pauvres papiers usés et sales qui s'en allaient en morceaux, et les tendit au soldat. L'autre les épelait en ânonnant, puis constatant qu'ils étaient en règle, il les rendit avec l'air mécontent d'un homme qu'un plus malin vient de jouer. Après quelques moments de réflexion, il demanda de nouveau: "Vous avez de l'argent sur vous? - Non. - Rien? - Rien. - Pas un sou seulement? - Pas un sou seulement. - De quoi vivez-vous, alors? - De ce qu'on me donne. - Vous mendiez, alors?" Randel répondit résolument:"Oui, quand je peux." Mais le gendarme déclara: "Je vous prends en flagrant délit de vagabondage et de mendicité, sans ressources et sans profession, sur la route, et je vous enjoins de me suivre." Le charpentier se leva. "Ousque vous voudrez", dit-il. Et se plaçant entre les deux militaires avant même d'en recevoir l'ordre, il ajouta: "Allez, coffrez-moi. Ça me mettra un toit sur la tête quand il pleut." Et ils partirent vers le village dont on apercevait les tuiles, à travers des arbres dépouillés de feuilles à un quart de lieue de distance. C'était l'heure de la messe, quand ils traversèrent le pays. La place était pleine de monde, et deux haies se formèrent aussitôt pour voir passer le malfaiteur qu'une troupe d'enfants excités suivait. Paysans et paysannes le regardaient, cet homme arrêté, entre deux gendarmes, avec une haine allumée dans les yeux, et une envie de lui jeter des pierres, de lui arracher la peau avec les ongles, de l'écraser sous leurs pieds. On se demandait s'il avait volé et s'il avait tué. Le boucher ancien spahi affirma: "C'est un déserteur." Le débitant de tabac crut le reconnaître pour un homme qui lui avait passé une pièce fausse de cinquante centimes, le matin même, et le quincaillier vit en lui indubitablement l'introuvable assassin de la veuve Malet, que la police recherchait depuis six mois. Dans la salle du conseil municipal, où ses gardiens le firent entrer, Randel retrouva le maire, assis devant la table des délibérations et flanqué de l'instituteur. "Ah! ah! s'écria le magistrat, vous revoilà, mon gaillard. Je vous avais bien dit que je vous ferais coffrer. Eh bien, brigadier, qu'est-ce que c'est?" Le brigadier répondit: "Un vagabond sans feu ni lieu, monsieur le maire, sans ressources et sans argent sur lui, à ce qu'il affirme, arrêté en état de mendicité et de vagabondage, muni de bons certificats et de papiers bien en règle. Montrez-moi ces papiers", dit le maire. Il les prit, les lut, les relut, les rendit, puis ordonna: "Fouillez-le." On fouilla Randel; on ne trouva rien. Le maire semblait perplexe. Il demanda à l'ouvrier: "Que faisiez-vous ce matin, sur la route? - Je cherchais de l'ouvrage. - De l'ouvrage? Sur la grand-route? Comment voulez-vous que j'en trouve si je me cache dans les bois?" Ils se dévisageaient tous les deux avec une haine de bêtes appartenant à des races ennemies. Le magistrat reprit: "Je vais vous faire mettre en liberté, mais que je ne vous y reprenne pas!" Le charpentier répondit: "J'aime mieux que vous me gardiez. J'en ai assez de courir les chemins." Le maire prit un air sévère: "Taisez-vous." Puis il ordonna aux gendarmes: "Vous conduirez cet homme à deux cents mètres du village, et vous le laisserez continuer son chemin." L'ouvrier dit: "Faites-moi donner à manger, au moins." L'autre fut indigné: "Il ne manquerait plus que de vous nourrir! Ah! ah! ah! elle est forte celle-là!" Mais Randel reprit avec fermeté: "Si vous me laissez encore crever de faim, vous me forcerez à faire un mauvais coup. Tant pis pour vous autres, les gros." Le maire s'était levé, et il répéta: "Emmenez-le vite, parce que je finirais par me fâcher." Les deux gendarmes saisirent donc le charpentier par les bras et l'entraînèrent. Il se laissa faire, retraversa le village, se retrouva sur la route; et les deux hommes l'ayant conduit à deux cents mètres de la borne kilométrique, le brigadier déclara: "Voilà, filez et que je ne vous revoie point dans le pays, ou bien, vous aurez de mes nouvelles." Et Randel se mit en route sans rien répondre, et sans savoir où il allait. Il marcha devant lui un quart d'heure ou vingt minutes, tellement abruti qu'il ne pensait plus à rien. Mais soudain, en passant devant une petite maison dont la fenêtre était entrouverte, une odeur de pot-au-feu lui entra dans la poitrine et l'arrêta net, devant ce logis. Et, tout à coup, la faim, une faim féroce, dévorante, affolante, le souleva, faillit le jeter comme une brute contre les murs de cette demeure. Il dit, tout haut, d'une voix grondante: "Nom de Dieu! faut qu'on m'en donne, cette fois." Et il se mit à heurter la porte à grands coups de son bâton. Personne ne répondit; il frappa plus fort, criant: "Hé! hé! hé! là-dedans, les gens! hé! ouvrez!" Rien ne remua; alors, s'approchant de la fenêtre, il la poussa avec sa main, et l'air enfermé de la cuisine, l'air tiède plein de senteurs de bouillon chaud, de viande cuite et de choux s'échappa vers l'air froid du dehors. D'un saut, le charpentier fut dans la pièce. Deux couverts étaient mis sur une table. Les propriétaires, partis sans doute à la messe, avaient laissé sur le feu leur dîner, le bon bouilli du dimanche, avec la soupe grasse aux légumes. Un pain frais attendait sur la cheminée, entre deux bouteilles qui semblaient pleines. Randel d'abord se jeta sur le pain, le cassa avec autant de violence que s'il eût étranglé un homme, puis il se mit à le manger voracement, par grandes bouchées vite avalées. Mais l'odeur de la viande, presque aussitôt, l'attira vers la cheminée, et, ayant ôté le couvercle du pot, il y plongea une fourchette et fit sortir un gros morceau de boeuf lié d'une ficelle. Puis il prit encore des choux, des carottes, des oignons jusqu'à ce que son assiette fût pleine, et l'ayant posée sur la table, il s'assit devant, coupa le bouilli en quatre parts et dîna comme s'il eût été chez lui. Quand il eut dévoré le morceau presque entier, plus une quantité de légumes, il s'aperçut qu'il avait soif et il alla chercher une des bouteilles posées sur la cheminée. A peine vit-il le liquide en son verre qu'il reconnut de l'eau-de-vie. Tant pis, c'était chaud, cela lui mettrait du feu dans les veines, ce serait bon, après avoir eu si froid; et il but. Il trouva cela bon en effet, car il en avait perdu l'habitude; il s'en versa de nouveau un plein verre, qu'il avala en deux gorgées. Et, presque aussitôt, il se sentit gai, réjoui par l'alcool comme si un grand bonheur lui avait coulé dans le ventre. Il continuait à manger, moins vite, en mâchant lentement et trempant son pain dans le bouillon. Toute la peau de son corps était devenue brûlante, le front surtout où le sang battait. Mais, soudain, une cloche tinta au loin. C'était la messe qui finissait; et un instinct plutôt qu'une peur, l'instinct de prudence qui guide et rend perspicaces tous les êtres en danger, fit se dresser le charpentier, qui mit dans une poche le reste du pain, dans l'autre la bouteille d'eau-de-vie, et, à pas furtifs, gagna la fenêtre et regarda la route. Elle était encore toute vide. Il sauta et se remit en marche; mais, au lieu de suivre le grand chemin, il fuit à travers champs vers un bois qu'il apercevait. Il se sentait alerte, fort, joyeux, content de ce qu'il avait fait et tellement souple qu'il sautait les clôtures des champs, à pieds joints, d'un seul bond. Dès qu'il fut sous les arbres, il tira de nouveau la bouteille de sa poche, et se remit à boire, par grandes lampées, tout en marchant. Alors ses idées se brouillèrent, ses yeux devinrent troubles, ses jambes élastiques comme des ressorts. Il chantait la vieille chanson populaire:
Ah! Qu'il fait donc bonQu'il fait donc bonCueillir la fraise. Il marchait maintenant sur une mousse épaisse, humide et fraîche, et ce tapis doux sous les pieds lui donna des envies folles de faire la culbute, comme un enfant. Il prit son élan, cabriola, se releva, recommença. Et, entre chaque pirouette, il se remettait à chanter:
Ah! Qu'il fait donc bonQu'il fait donc bonCueillir la fraise. Tout à coup, il se trouva au bord d'un chemin creux et il aperçut, dans le fond, une grande fille, une servante qui rentrait au village, portant aux mains deux seaux de lait, écartés d'elle par un cercle de barrique. .Il la guettait, penché, les yeux allumés comme ceux d'un chien qui voit une caille. Elle le découvrit, leva la tête, se mit à rire et lui cria: "C'est-il vous qui chantiez comme ça? Il ne répondit point et sauta dans le ravin, bien que le talus fût haut de six pieds au moins. Elle dit, le voyant soudain debout devant elle: "Cristi, vous m'avez fait peur!" Mais il ne l'entendait pas, il était ivre, il était fou, soulevé par une autre rage plus ,dévorante que la faim, enfiévré par l'alcool, par l'irrésistible furie d'un homme qui manque de tout, depuis deux mois, et qui est gris, et qui est jeune, ardent, brûlé par tous les appétits que la nature a semés dans la chair vigoureuse des mâles. La fille reculait devant lui, effrayée de son visage, de ses yeux, de sa bouche entrouverte, de ses mains tendues. Il la saisit par les épaules, et, sans dire un mot, la culbuta sur le chemin. Elle laissa tomber ses seaux qui roulèrent à grand bruit en répandant leur lait, puis elle cria, puis, comprenant que rien ne servirait d'appeler dans ce désert, et voyant bien à présent qu'il n'en voulait pas à sa vie, elle céda, sans trop de peine, pas très fâchée, car il était fort, le gars, mais par trop brutal vraiment. Quand elle se fut relevée, l'idée de ses seaux répandus l'emplit tout à coup de fureur, et, ôtant son sabot d'un pied, elle se jeta, à son tour, sur l'homme, pour lui casser la tête s'il ne payait pas son lait. Mais lui, se méprenant à cette attaque violente, un peu dégrisé, éperdu, épouvanté de ce qu'il avait fait, se sauva de toute la vitesse de ses jarrets, tandis qu'elle lui jetait des pierres, dont quelques-unes l'atteignirent dans le dos. Il courut longtemps, longtemps, puis il se sentit las comme il ne l'avait jamais été. Ses jambes devenaient molles à ne le plus porter,. toutes ses idées étaient brouillées, il perdait souvenir de tout, ne pouvait plus réfléchir à rien. Et il s'assit au pied d'un arbre. Au bout de cinq minutes il dormait. Il fut réveillé par un grand choc, et, ouvrant les yeux, il aperçut deux tricornes de cuir verni penchés sur lui, et les deux gendarmes du matin qui lui tenaient et lui liaient les bras. "Je savais bien que je te repincerais", dit le brigadier goguenard. Randel se leva sans répondre un mot. Les hommes le secouaient, prêts à le rudoyer, s'il faisait un geste, car il était leur proie à présent, il était devenu du gibier de prison, capturé par ces chasseurs de criminels qui ne le lâcheraient plus. "En route!" commanda le gendarme. Ils partirent. Le soir venait, étendant sur la terre un crépuscule d'automne, lourd et sinistre. Au bout d'une demi-heure, ils atteignirent le village. Toutes les portes étaient ouvertes, car on savait les événements. Paysans et paysannes soulevés de colère, comme si chacun eût été volé, comme si chacune eût été violée, voulaient voir rentrer le misérable pour lui jeter des injures. Ce fut une huée qui commença à la première maison pour finir à la mairie, où le maire attendait aussi, vengé lui-même de ce vagabond. Dès qu'il l'aperçut, il cria de loin: "Ah, mon gaillard! nous y sommes." Et il se frottait les mains, content comme il l'était rarement. Il reprit: "Je l'avais dit, je l'avais dit, rien qu'en le voyant sur la route." Puis, avec un redoublement de joie: "Ah! gredin, ah! sale gredin, tu tiens tes vingt ans, mon gaillard!"
1er janvier 1887


VAINS CONSEILS
Mon cher ami, le conseil que tu me demandes est bien difficile à donner. Donc tu as une liaison que tu ne peux dénouer, et qui me paraît être dans des conditions déplorables pour toi. Je suis vieux, on t'a dit que j'avais vécu, et tu appelles mon expérience à ton aide. J'ai peur qu'elle ne puisse rien pour toi, tu me sembles mal pris. Si j'ai bien pénétré ta lettre, voici ton cas. Tu as fait la conquête d'une femme mariée trop tenace. Je vais préciser pour être sûr de ne me point tromper. Tu es jeune, fort jeune, vingt-cinq ans. Après avoir un peu couru, de droite et de gauche, par les rues et les femmes des rues, tu as été sollicité, comme nous le sommes tous, par le désir d'amours plus élégantes. Alors tu as remarqué une amie de ta mère qui te remarquait, elle, depuis quelque temps déjà. Elle se trouvait juste à ce moment où la femme est encore bien, mais sur le point de devenir mal. Quarante ans passés, de l'embonpoint, de la fraîcheur, cette fraîcheur des raisins conservés, et de la tendresse à revendre, son mari n'en consommant plus depuis longtemps. Vous avez d'abord échangé des regards. Puis vos poignées de main ont été un peu longues, plus étroites, avec des pressions timides d'abord puis significatives. Puis tu l'as embrassée, un soir, derrière une porte et elle t'a rendu ton baiser avec usure. Tu es sorti pour te promener, ravi, léger, délirant. Tu étais pris. Quelques jours plus tard la chaîne était rivée. Une rude chaîne, mon pauvre ami. D'abord l'âge de ta maîtresse constitue à lui tout seul un danger terrible. Les femmes, à ce point-là, cherchent leur dernière proie, le pain à mettre sur la planche pour les vieux jours. La planche est capitonnée. Tant mieux. Mais qu'importe? Un vieux renard est plus retors qu'un jeune. Et puis songe que la chose à laquelle une femme consent le moins à renoncer, c'est l'amour. Elle retarde ce moment d'abdication le plus loin possible et, si elle le peut, jusqu'à la paralysie sénile. Moi, je voudrais qu'on condamnât la débauche des vieilles comme les détournements de mineures. Est-il plus coupable, en effet, de commencer trop tôt que de finir trop tard? Dans les deux cas, on viole la nature. Mon pauvre garçon, que je te plains! Voici, n'est-ce pas, cinq ans que la chose dure. Oui, j'ai bien compris, elle était encore appétissante. Elle ne l'est plus. Cinq ans, à l'âge de la culbute ça compte pour cinquante. Tu l'as vue se détériorer de jour en jour. Quand tu l'as prise c'était un plat mangeable. Maintenant, ce ne sont plus que des restes... bons à jeter. Tu n'auras désormais, je le crains, que la consolation de la voir vieillir. C'est au moins une vengeance, cela, et une bonne. Car je ne découvre pas comment tu pourrais t'en débarrasser, à moins de dire la chose à ta mère, ce qui ne serait pas délicat. Elle dîne chez vous deux fois par semaine; elle vient, le soir, à tout moment. Son mari t'adore et t'emmène au spectacle. C'est dans l'ordre. Quant à elle, elle te lapide d'attentions, de soins, de tendresses, de marques irrécusables d'amour. Vois-tu, voici deux choses qu'on devrait enseigner aux enfants, avec l'alphabet: Il ne faut jamais prendre une maîtresse qui ne peut plus vous être infidèle. Il faut se garder autant que possible des liaisons qu'on ne peut pas dénouer avec de l'argent. Quand une femme est encore désirable, en manœuvrant bien, on peut souvent s'en débarrasser au détriment d'un ami. Ce n'est point ton espoir. Cependant, tu veux rompre à tout prix. Rompre! Quel problème! Celui qui ferait un bon manuel de l'art de rompre rendrait plus de services à l'humanité, aux hommes surtout, que l'inventeur des chemins de fer. Cherchons des moyens pratiques. Si nous vivions dans un autre siècle et avec d'autres mœurs, je te conseillerais simplement de l'empoisonner, puisqu'elle dîne souvent chez toi. Mais tu t'y prendrais mal et tu te ferais pincer. Je sais bien qu'il y a encore d'autres moyens d'empoisonner une femme, que la loi ne peut prévoir et ne punit point. Il ne m'appartient pas de te les dévoiler, passons. Il n'existe en réalité, pour rompre avec une maîtresse, qu'un bon procédé: c'est le plongeon. On disparaît et on ne reparaît plus. Elle vous écrit, on ne répond pas; elle vient vous voir, on a déménagé. Elle vous recherche partout, vous demeurez introuvable. Si par hasard on la rencontre, on a l'air de ne point la reconnaître, et on passe. Si elle vous arrête, on lui demande avec politesse: "Que désirez-vous, Madame?" Et on jouit de sa stupéfaction, de sa fureur indignée. Avec ce procédé, il n'y a à craindre que le vitriol. Ce moyen a cet avantage d'être radical et grossier. Mais il n'est point applicable à ton cas, malheureusement, puisque tu vis en famille. Il faut toujours que le lapin chassé revienne terrer à son trou; il faut toujours rentrer au logis paternel, quelque longue que soit l'absence. Elle te rattrapera au retour, voilà tout. Donc quoi? Te résigner! La garder. Je sais bien que tu as pour elle maintenant autant de haine que de dégoût. Tant pis. Je crois qu'il faut uniquement appliquer ton habileté à éviter les occasions. Puis, dérobe­toi, perds connaissance, simule des attaques de nerfs, de rage ou d'épilepsie, crie: "Au feu! A l'assassin!" dès que vous serez seuls; laisse ton manteau ou même plus; paye un domestique pour taper aux portes aussitôt qu'elle se trouvera enfermée avec toi. Mais résigne-toi à subir, au moins platoniquement, sa passion. Maintenant s'il te faut absolument une rupture, fais-toi surprendre en flagrant délit, par le mari. Tu en seras quitte pour deux mois de prison. C'est peu. Quant au procédé, ne le juge pas indélicat: il est licite autant que légal. Je sais bien que le mari ne voudra peut-être pas te surprendre et que tu t'exposes ainsi à un rendez-vous capital et fort pénible. Je vais t'indiquer le moyen pour attirer dans ton piège l'époux soupçonneux et prudent. Ecris-lui une lettre d'amour que tu signeras du nom d'une actrice, jeune et jolie, en lui demandant une heure de tête à tête. Tout homme a une tendance à se croire irrésistible. Il viendra. Tu lui auras recommandé d'entrer hardiment sans sonner dans la demeure indiquée. Toi, tu ne mettras point le verrou, et tu résisteras le plus longtemps possible. Soit qu'il se fâche ou qu'il pardonne, il arrangera ton affaire. Aie soin toutefois d'avoir des témoins dans une armoire pour le cas où il se refuserait à toute constatation. L'amour, mon petit, est une chose bien gentille et bien désagréable en même temps. "Quand il est tiré, il faut le boire", comme disait le maréchal de Saxe: malheureusement les vieux vins de la tendresse ne valent pas les vieux vins des caves. Je m'aperçois que je t'ai fait un long sermon, et que je ne te donne, en somme, aucun moyen pratique. Il n'y en a pas. Tout dépend de l'habileté personnelle, de la souplesse et des individus. Tu peux aussi te faire prêtre? ou te brûler la cervelle? Il y aurait bien encore... un mariage! Mais vraiment ne serait-ce point tomber d'un mal dans un pire. Et puis cela te délivrerait-il? Enfin, entre nous, sais-tu ce que je ferais, à ta place? C'est vilain ce que je vais te dire, mais tout est permis pour se défendre. Eh bien, je tâcherais de la rendre mère, s'il en est encore temps. Elle t'en voudra si fort qu'il se peut qu'elle te quitte. Mais je voudrais qu'il y eût dans les collèges un enseignement spécial pour prémunir les jeunes élèves contre les dangers de cette nature. On vous apprend le grec et le latin qui ne vous sont guère utiles, et on ne vous apprend pas à vous défendre des femmes qui sont, en somme le plus grand danger de notre vie. On devrait nous révéler leur nature leurs ruses, leur ténacité, et mille autres choses. Nous mettre en garde contre elles. Il est vrai que cela ne servirait peut-être à rien. Je te serre la main, comme on fait à la porte des cimetières, aux gens qu'on ne peut ni soulager, ni consoler.
Pour copie conforme:
MAUFRIGNEUSE.



LA VEILLÉE
Elle était morte sans agonie, tranquillement, comme une femme dont la vie fut irréprochable ; et elle reposait maintenant dans son lit, sur le dos, les yeux fermés, les traits calmes, ses longs cheveux blancs soigneusement arrangés comme si elle eût fait sa toilette encore dix minutes avant la mort, toute sa physionomie pâle de trépassée si recueillie, si reposée, si résignée qu'on sentait bien quelle âme douce avait habitée ce corps, quelle existence sans trouble avait menée cette aïeule sereine, quelle fin sans secousses et sans remords avait eue cette sage. A genoux, près du lit, son fils, un magistrat aux principes inflexibles, et sa fille, Marguerite, en religion soeur Eulalie, pleuraient éperdument. Elle les avait dès l'enfance, armés d'une intraitable morale, leur enseignant la religion sans faiblesses et le devoir sans pactisations. Lui, l'homme, était devenu magistrat, et brandissant la loi, il frappait sans pitié les faibles, les défaillants ; elle, la fille, toute pénétrée de la vertu qui l'avait baignée en cette famille austère, avait épousé Dieu, par dégoût des hommes. Ils n'avaient guère connu leur père ; ils savaient seulement qu'il avait rendu leur mère malheureuse, sans apprendre d'autres détails. La religieuse baisait follement une main pendante de la morte, une main d'ivoire pareille au grand Christ couché sur le lit. De l'autre côté du corps étendu, l'autre main semblait tenir encore le drap froissé de ce geste errant qu'on nomme le pli des agonisants ; et le linge en avait conservé comme de petites vagues de toile, comme un souvenir de ces derniers mouvements qui précèdent l'éternelle immobilité. Quelques coups légers frappés à la porte, firent relever les deux têtes sanglotantes, et le prêtre, qui venait de dîner, rentra. Il était rouge, essouflé, de la digestion commencée ; car il avait mêlé fortement son café de cognac pour lutter contre la fatigue des dernières nuits passées et de la nuit de veille qui commençait. Il semblait triste, de cette fausse tristesse d'ecclésiastique pour qui la mort est un gagne-pain. Il fit le signe de la croix, et, s'approchant avec son geste professionnel : " Eh bien ! mes pauvres enfants, je viens vous aider à passer ces tristes heures. " Mais soeur Eulalie soudain se releva. " Merci, mon père, nous désirons, mon frère et moi, rester seuls auprès d'elle. Ce sont nos derniers moments à la voir, nous voulons nous retrouver tous les trois, comme jadis, quand nous... nous... nous étions petits, et que notre pau... pauvre mère... " Elle ne put achever, tant les larmes jaillissaient, tant la douleur l'étouffait. Mais le prêtre s'inclina, rasséréné, songeant à son lit. " Comme vous voudrez, mes enfants. " Il s'agenouilla, se signa, pria, se releva, et sortit doucement en murmurant : " C'était une sainte. " Ils restèrent seuls, la morte et ses enfants. Une pendule cachée jetait dans l'ombre son petit bruit régulier ; et par la fenêtre ouverte les molles odeurs des foins et des bois pénétraient avec une languissante clarté de lune. Aucun son dans la campagne que les notes volantes des crapauds et parfois un ronflement d'insecte nocturne entrant comme une balle et heurtant un mur. Une paix infinie, une divine mélancolie, une silencieuse sérénité entouraient cette morte, semblaient s'envoler d'elle, s'exhaler au-dehors, apaiser la nature même. Alors le magistrat, toujours à genoux, la tête plongée dans les toiles du lit, d'une voix lointaine, déchirante, poussée à travers les draps et les couvertures, cria : " Maman, maman, maman ! " Et la soeur, s'abattant sur le parquet, heurtant au bois son front de fanatique, convulsée, tordue, vibrante, comme en une crise d'épilepsie, gémit : " Jésus, Jésus, maman, Jésus ! " Et secoués tous deux par un ouragan de douleur, ils haletaient, râlaient. Puis la crise, lentement, se calma, et il se remirent à pleurer d'une façon plus molle, comme les accalmies pluvieuses suivent les bourrasques sur la mer soulevée. Puis, longtemps après, ils se relevèrent et se remirent à regarder le cher cadavre. Et les souvenirs, ces souvenirs lointains, hier si doux, aujourd'hui si torturants, tombaient sur leur esprit avec tous ces petis détails oubliés, ces petis détails intimes et familiers, qui refont vivant l'être disparu. Ils se rappelaient des circonstances, des paroles, des sourires, des intonations de voix de celle qui ne leur parlerait plus. Ils la revoyaient heureuse et calme, retrouvaient des phrases qu'elle leur disait, et un petit mouvement de la main qu'elle avait parfois, comme pour battre la mesure, quand elle prononçait un discours important. Et ils l'aimaient comme ils ne l'avaient jamais aimée. Et ils s'apercevaient, en mesurant leur désepoir, combien ils allaient se trouver maintenant abandonnés. C'étaient leur soutien, leur guide, toute leur jeunesse, toute la joyeuse partie de leur existence qui disparaissaient, c'était leur lien avec la vie, la mère, la maman, la chair créatrice, l'attache avec leurs aïeux qu'ils n'auraient plus. Ils devenaient maintenant des solitaires, des isolés, ils ne pouvaient plus regarder derière eux. La religieuse dit à son frère : " Tu sais, comme maman lisait toujours ses vieilles lettres ; elles sont toutes là, dans son tiroir. Si nous les lisions à notre tour, si nous revivions toute sa vie cette nuit près d'elle ? Ce serait comme un chemin de la croix, comme une connaissance que nous ferions avec sa mère à elle, avec nos grands-parents inconnus, dont les lettres sont là, et dont elle nous parlait si souvent, t'en souvient-il ? Et ils prirent dans le tiroir une dizaine de petits paquets de papier jaunes, ficelés avec soin et rangés l'un contre l'autre. Ils jetèrent sur le lit ces reliques, et choisissant l'une d'elle sur qui le mot " Père " était écrit, ils l'ouvrirent et lurent. C'étaient ces si vieilles épîtres qu'on retrouve dans les vieux secrétaires de familles, ces épîtres qui sentent l'autre siècle. La première disait : " Ma chérie " ; une autre : " Ma belle petite fille " ; puis d'autres : " Ma chère enfant " ; puis encore : " Ma chère fille. " Et soudain la religieuse se mit à lire tout haut, à relire à la morte son histoire, tous ses tendres souvenirs. Et le magistrat, un coude sur le lit, écoutait, les yeux sur sa mère. Et le cadavre immobile semblait heureux. Soeur Eulalie s'interrompant, dit tout à coup : " Il faudra les mettre dans sa tombe, lui faire un linceul de tout cela, l'ensevelir là-dedans. " Et elle prit un autre paquet sur lequel aucun mot révélateur n'était écrit. Et elle commença, d'une voix haute : " Mon adorée, je t'aime à en perdre la tête. Depuis hier, je souffre comme un damné brûlé par ton souvenir. Je sens tes lèvres sous les miennes, tes yeux sous mes yeux, ta chair sous ma chair. Je t'aime, je t'aime ! Tu m'as rendu fou. Mes bras s'ouvrent, je halète soulevé par un immense désir de t'avoir encore. Tout mon corps t'appelle, te veut. J'ai gardé dans ma bouche le goût de tes baisers... " Le magistrat s'était redressé ; la religieuse s'interrompit ; il lui arracha la lettre, chercha la signature. Il n'y en avait pas, mais seulement sous ces mots : " Celui qui t'adore ", le nom : " Henry ". Leur père s'appelait René. Ce n'était donc pas lui. Alors le fils, d'une main rapide, fouilla dans le paquet de lettres, en prit une autre, et il lut : " Je ne puis plus me passer de tes caresses..." Et debout, sévère comme à son tribunal, il regarda la morte impassible. La religieuse, droite comme une statue, avec des larmes restées au coin des yeux, considérant son frère, attendait. Alors il traversa la chambre à pas lents, gagna la fenêtre et, le regard perdu dans la nuit, songea. Quand il se retourna, sa soeur Eulalie, l'oeil sec maintenant, était toujours debout, près du lit, la tête baissée. Il s'approcha, ramassa vivement les lettres qu'il rejetait pêle-mêle dans le tiroir ; puis il ferma les rideaux du lit. Et quand le jour fit pâlir les bougies qui veillaient sur la table, le fils lentement quitta son fauteuil, et sans revoir encore une fois la mère qu'il avait séparée d'eux, condamnée, il dit lentement : " Maintenant, retirons-nous, ma soeur. "
10 mai 1882



UNE VENDETTA
La veuve de Paolo Saverini habitait seule avec son fils une petite maison pauvre sur les remparts de Bonifacio. La ville, bâtie sur une avancée de la montagne, suspendue même par places au-dessus de la mer, regarde, par-dessus le détroit hérissé d'écueils, la côte plus basse de la Sardaigne. A ses pieds, de l'autre côté, la contournant presque entièrement, une coupure de la falaise, qui ressemble à un gigantesque corridor, lui sert de port, amène jusqu'aux premières maisons, après un long circuit entre deux murailles abruptes, les petits bateaux pêcheurs italiens ou sardes, et, chaque quinzaine, le vieux vapeur poussif qui fait le service d'Ajaccio. Sur la montagne blanche, le tas de maisons pose une tache plus blanche encore. Elles ont l'air de nids d'oiseaux sauvages, accrochées ainsi sur ce roc, dominant ce passage terrible où ne s'aventurent guère les navires. Le vent, sans repos, fatigue la mer, fatigue la côte nue, rongée par lui, à peine vêtue d'herbe; il s'engouffre dans le détroit, dont il ravage les bords. Les traînées d'écume pâle, accrochées aux pointes noires des innombrables rocs qui percent partout les vagues, ont l'air de lambeaux de toiles flottant et palpitant à la surface de l'eau. La maison de la veuve Saverini, soudée au bord même de la falaise, ouvrait ses trois fenêtres sur cet horizon sauvage et désolé. Elle vivait là, seule, avec son fils Antoine et leur chienne "Sémillante", grande bête maigre, aux poils longs et rudes, de la race des gardeurs de troupeaux. Elle servait au jeune homme pour chasser. Un soir, après une dispute, Antoine Saverini fut tué traîtreusement, d'un coup de couteau par Nicolas Ravolati, qui, la nuit même, gagna la Sardaigne. Quand la vieille mère reçut le corps de son enfant, que des passants lui rapportèrent, elle ne pleura pas, mais elle demeura longtemps immobile à le regarder; puis, étendant sa main ridée sur le cadavre, elle lui promit la vendetta. Elle ne voulut point qu'on restât avec elle, et elle s'enferma auprès du corps avec la chienne qui hurlait. Elle hurlait, cette bête, d'une façon continue, debout au pied du lit, la tête tendue vers son maître, et la queue serrée entre les pattes. Elle ne bougeait pas plus que la mère, qui, penchée maintenant sur le corps, l'œil fixe, pleurait de grosses larmes muettes en le contemplant. Le jeune homme, sur le dos, vêtu de sa veste de gros drap trouée et déchirée à la poitrine semblait dormir; mais il avait du sang partout: sur la chemise arrachée pour les premiers soins; sur son gilet, sur sa culotte, sur la face, sur les mains. Des caillots de sang s'étaient figés dans la barbe et dans les cheveux. La vieille mère se mit à lui parler. Au bruit de cette voix, la chienne se tut. - Va, va, tu seras vengé, mon petit, mon garçon, mon pauvre enfant. Dors, dors, tu seras vengé, entends-tu? C'est la mère qui le promet! Et elle tient toujours sa parole, la mère, tu le sais bien. Et lentement elle se pencha vers lui, collant ses lèvres froides sur les lèvres mortes. Alors, Sémillante se remit à gémir. Elle poussait une longue plainte monotone, déchirante, horrible. Elles restèrent là, toutes les deux, la femme et la bête, jusqu'au matin. Antoine Saverini fut enterré le lendemain, et bientôt on ne parla plus de lui dans Bonifacio. Il n'avait laissé ni frère ni proches cousins. Aucun homme n'était là pour poursuivre la vendetta. Seule, la mère y pensait, la vieille. De l'autre côté du détroit, elle voyait du matin au soir un point blanc sur la côte. C'est un petit village sarde, Longosardo, où se réfugient les bandits corses traqués de trop près. Ils peuplent presque seuls ce hameau, en face des côtes de leur patrie, et ils attendent là le moment de revenir, de retourner au maquis. C'est dans ce village, elle le savait, que s'était réfugié Nicolas Ravolati. Toute seule, tout le long du jour, assise à sa fenêtre, elle regardait là-bas en songeant à la vengeance. Comment ferait-elle sans personne, infirme, si près de la mort? Mais elle avait promis, elle avait juré sur le cadavre. Elle ne pouvait oublier, elle ne pouvait attendre. Que ferait-elle? Elle ne dormait plus la nuit, elle n'avait plus ni repos ni apaisement, elle cherchait, obstinée. La chienne, à ses pieds, sommeillait, et, parfois levant la tête, hurlait au loin. Depuis que son maître n'était plus là, elle hurlait souvent ainsi, comme si elle l'eût appelé, comme si son âme de bête, inconsolable, eût aussi gardé le souvenir que rien n'efface. Or, une nuit, comme Sémillante se remettait à gémir, la mère, tout à coup, eut une idée, une idée de sauvage vindicatif et féroce. Elle la médita jusqu'au matin; puis, levée dès les approches du jour, elle se rendit à l'église. Elle pria, prosternée sur le pavé, abattue devant Dieu, le suppliant de l'aider, de la soutenir, de donner à son pauvre corps usé la force qu'il lui fallait pour venger le fils. Puis elle rentra. Elle avait dans sa cour un ancien baril défoncé qui recueillait l'eau des gouttières; elle le renversa, le vida, l'assujettit contre le sol avec des pieux et des pierres; puis elle enchaîna Sémillante à cette niche, et elle rentra. Elle marchait maintenant, sans repos, dans sa chambre, l'œil fixé toujours sur la côte de Sardaigne. Il était là-bas, l'assassin. La chienne, tout le jour et toute la nuit, hurla. La vieille, au matin, lui porta de l'eau dans une jatte, mais rien de plus: pas de soupe, pas de pain. La journée encore s'écoula. Sémillante, exténuée, dormait. Le lendemain, elle avait les yeux luisants, le poil hérissé, et elle tirait éperdument sur sa chaîne. La vieille ne lui donna encore rien à manger. La bête, devenue furieuse, aboyait d'une voix rauque. La nuit encore se passa. Alors, au jour levé, la mère Saverini alla chez le voisin, prier qu'on lui donnât deux bottes de paille. Elle prit de vieilles hardes qu'avait portées autrefois son mari, et les bourra de fourrage, pour simuler un corps Ayant piqué un bâton dans le sol, devant la niche de Sémillante, elle noua dessus ce mannequin, qui semblait ainsi se tenir debout. Puis elle figura la tête au moyen d'un paquet de vieux linge. La chienne, surprise, regardait cet homme de paille, et se taisait, bien que dévorée de faim. Alors la vieille alla acheter chez le charcutier un long morceau de boudin noir. Rentrée chez elle, elle alluma un feu de bois dans sa cour, auprès de la niche, et fit griller son boudin. Sémillante, affolée, bondissait, écumait, les yeux fixés sur le gril, dont le fumet lui entrait au ventre. Puis la mère fit de cette bouillie fumante une cravate à l'homme de paille. Elle la lui ficela longtemps autour du cou, comme pour la lui entrer dedans. Quand ce fut fini, elle déchaîna la chienne. D'un saut formidable, la bête atteignit la gorge du mannequin, et, les pattes sur les épaules, se mit à la déchirer. Elle retombait, un morceau de sa proie à la gueule, puis s'élançait de nouveau, enfonçait ses crocs dans les cordes, arrachait quelques parcelles de nourriture, retombait encore, et rebondissait, acharnée. Elle enlevait le visage par grands coups de dents, mettait en lambeaux le col entier. La vieille, immobile et muette, regardait, l'œil allumé. Puis elle renchaîna sa bête, la fit encore jeûner deux jours, et recommença cet étrange exercice. Pendant trois mois, elle l'habitua à cette sorte de lutte, à ce repas conquis à coups de crocs. Elle ne l'enchaînait plus maintenant, mais elle la lançait d'un geste sur le mannequin. Elle lui avait appris à le déchirer, à le dévorer, sans même qu'aucune nourriture fût cachée en sa gorge. Elle lui donnait ensuite, comme récompense le boudin grillé pour elle. Dès qu'elle apercevait l'homme, Sémillante frémissait, puis tournait les yeux vers sa maîtresse, qui lui criait: "Va!" d'une voix sifflante, en levant le doigt. Quand elle jugea le temps venu, la mère Saverini alla se confesser et communia un dimanche matin, avec une ferveur extatique; puis, ayant revêtu des habits de mâles, semblable à un vieux pauvre déguenillé, elle fit marché avec un pêcheur sarde, qui la conduisit, accompagnée de sa chienne, de l'autre côté du détroit. Elle avait, dans un sac de toile, un grand morceau de boudin. Sémillante jeûnait depuis deux jours. La vieille femme, à tout moment, lui faisait sentir la nourriture odorante, et l'excitait. Elles entrèrent dans Longosardo. La Corse allait en boitillant Elle se présenta chez un boulanger et demanda la demeure de Nicolas Ravolati. Il avait repris son ancien métier, celui de menuisier. Il travaillait seul au fond de sa boutique. La vieille poussa la porte et l'appela: - Hé! Nicolas! Il se tourna; alors, lâchant sa chienne, elle cria: - Va, va, dévore, dévore! L'animal, affolé, s'élança, saisit la gorge. L'homme étendit les bras, l'étreignit, roula par terre. Pendant quelques secondes, il se tordit, battant le sol de ses pieds; puis il demeura immobile, pendant que Sémillante lui fouillait le cou, qu'elle arrachait par lambeaux. Deux voisins, assis sur leur porte, se rappelèrent parfaitement avoir vu sortir un vieux pauvre avec un chien noir efflanqué qui mangeait tout en marchant, quelque chose de brun que lui donnait son maître. La vieille, le soir, était rentrée chez elle. Elle dormit bien, cette nuit-là.
14 octobre 1883

LE VENGEUR

Quand M. Antoine Leuillet épousa Mme veuve Mathilde Souris, il était amoureux d'elle depuis bientôt dix ans.
M. Souris avait été son ami, son vieux camarade de collège.
Leuillet l'aimait beaucoup, mais le trouvait un peu godiche. Il disait souvent : "Ce pauvre Souris n'a pas inventé la poudre." Quand Souris épousa Mlle Mathilde Duval, Leuillet fut surpris et un peu vexé, car il avait pour elle un léger béguin. C'était la fille d'une voisine, ancienne mercière retirée avec une toute petite fortune. Elle était jolie, fine, intelligente. Elle prit Souris pour son argent.
Alors Leuillet eut d'autres espoirs. Il fit la cour à la femme de son ami. Il était bien de sa personne, pas bête, riche aussi. Il se croyait sûr du succès ; il échoua. Alors il devint amoureux tout à fait, un amoureux que son intimité avec le mari rendait discret, timide, embarrassé. Mme Souris crut qu'il ne pensait plus à elle avec des idées entreprenantes et devint franchement son amie.
Cela dura neuf ans.
Or un matin, un commissionnaire apporta à Leuillet un mot éperdu de la pauvre femme. Souris venait de mourir subitement de la rupture d'un anévrisme.
Il eut une secousse épouvantable, car ils étaient du même âge, mais presque aussitôt une sensation de joie profonde, de soulagement infini, de délivrance lui pénétra le corps et l'âme.
Mme Souris était libre.
Il sut montrer cependant l'air affligé qu'il fallait, il attendit le temps voulu, observa toutes les convenances. Au bout de quinze mois, il épousa la veuve.
On jugea cet acte naturel et même généreux. C'était le fait d'un bon ami et d'un honnête homme.
Il fut heureux, enfin, tout à fait heureux.

Ils vécurent dans la plus cordiale intimité, s'étant compris et appréciés du premier coup. Ils n'avaient rien de secret l'un pour l'autre et se racontaient leurs plus intimes pensées. Leuillet aimait sa femme maintenant d'un amour tranquille et confiant, il l'aimait comme une compagne tendre et dévouée qui est une égale et une confidente. Mais il lui restait à l'âme une singulière et inexplicable rancune contre feu Souris qui avait possédé cette femme le premier, qui avait eu la fleur de sa jeunesse et de son âme, qui l'avait même un peu dépoétisée. Le souvenir du mari mort gâtait la félicité du mari vivant ; et cette jalousie posthume harcelait maintenant jour et nuit le coeur de Leuillet.
Il en arrivait à parler sans cesse de Souris, à demander sur lui mille détails intimes et secrets, à vouloir tout connaître de ses habitudes et de sa personne. Et il le poursuivait de railleries jusqu'au fond de son tombeau, rappelant avec complaisance ses travers, insistant sur ses ridicules, appuyant sur ses défauts.
À tout moment il appelait sa femme, d'un bout à l'autre de la maison :
"Hé ! Mathilde ?
- voilà, mon ami.
- Viens me dire un mot." Elle arrivait toujours souriante, sachant bien qu'on allait parler de Souris et flattant cette manie inoffensive de son nouvel époux.
"Dis donc, te rappelles-tu un jour où Souris a voulu me démontrer comme quoi les petits hommes sont toujours plus aimés que les grands ?" Et il se lançait en des réflexions désagréables pour le défunt qui était petit, et discrètement avantageuses pour lui, Leuillet, qui était grand.
Et Mme Leuillet lui laissait entendre qu'il avait bien raison, bien raison ; et elle riait de tout son coeur se moquant doucement de l'ancien époux pour le plus grand plaisir du nouveau qui finissait toujours par ajouter :
"C'est égal, ce Souris, quel godiche."

Ils étaient heureux, tout à fait heureux. Et Leuillet ne cessait de prouver à sa femme son amour inapaisé par toutes les manifestations d'usage.
Or une nuit, comme ils ne parvenaient point à s'endormir émus tous deux par un regain de jeunesse, Leuillet qui tenait sa femme étroitement serrée en ses bras et qui l'embrassait à pleines lèvres, lui demanda tout à coup :
"Dis donc, chérie.
- Hein ?
- Souris... c'est difficile ce que je vais te demander.. Souris était-il bien... bien amoureux ?" Elle lui rendit un gros baiser et murmura : "Pas tant que toi, mon chat." Il fut flatté dans son amour-propre d'homme et reprit : "Il devait être... godiche... dis ?" Elle ne répondit pas. Elle eut seulement un petit rire de malice en cachant sa figure dans le cou de son mari.
Il demanda : "Il devait être très godiche, et pas... pas... comment dirais-je... pas habile ?" Elle fit de la tête un léger mouvement qui signifiait : "Non... pas habile du tout." Il reprit : "Il devait bien t'ennuyer la nuit, hein ?" Elle eut, cette fois, un accès de franchise en répondant : "Oh !
oui !" Il l'embrassa de nouveau pour cette parole et murmura :
"Quelle brute c'était ! Tu n'étais pas heureuse avec lui ?" Elle répondit : "Non. Ça n'était pas gai tous les jours." Leuillet se sentit enchanté, établissant en son esprit une comparaison tout à son avantage entre l'ancienne situation de sa femme et la nouvelle.
Il demeura quelque temps sans parler puis il eut une secousse de gaieté et demanda :
"Dis donc ?
- Quoi ?
- veux-tu être bien franche, bien franche avec moi ?
- Mais oui, mon ami.
- Eh bien, là, vrai, est-ce que tu n'as jamais eu la tentation de le... de le... de le tromper cet imbécile de Souris ?" Mme Leuillet fit un petit "Oh !" de pudeur et se cacha encore plus étroitement dans la poitrine de son mari. Mais il s'aperçut qu'elle riait.
Il insista : "Là, vraiment, avoue-le ? Il avait si bien une tête de cocu, cet animal-là ! Ce serait si drôle, si drôle ! Ce bon Souris voyons, voyons, ma chérie, tu peux bien me dire ça, à moi, à moi, surtout." Il insistait sur "à moi", pensant bien que si elle avait eu quelque goût pour tromper Souris, c'est avec lui, Leuillet, qu'elle l'aurait fait ; et il frémissait de plaisir dans l'attente de cet aveu, sûr que, si elle n'avait pas été la femme vertueuse qu'elle était, il l'aurait obtenue alors.
Mais elle ne répondait pas, riant toujours comme au souvenir d'une chose infiniment comique.
Leuillet, à son tour se mit à rire à cette pensée qu'il aurait pu faire Souris cocu ! Quel bon tour ! Quelle belle farce ! Ah ! oui, la bonne farce, vraiment !
Il balbutiait, tout secoué par sa joie : "Ce pauvre Souris, ce pauvre Souris, ah oui, il en avait la tête ; ah ! oui, ah ! oui." Mme Leuillet maintenant se tordait sous les draps, riant à pleurer poussant presque des cris.
Et Leuillet répétait : ".Allons, avoue-le, avoue-le. Sois franche.
Tu comprends bien que ça ne peut pas m'être désagréable, à moi." Alors elle balbutia, en étouffant : "Oui, oui." Son mari insistait : "Oui, quoi ? voyons, dis tout." Elle ne rit plus que d'une façon discrète et, haussant la bouche jusqu'aux oreilles de Leuillet qui s'attendait à une agréable confidence, elle murmura : "Oui... je l'ai trompé." Il sentit un frisson de glace qui lui courut jusque dans les os, et bredouilla, éperdu : "Tu... tu... l'as... trompé... tout à fait ?" Elle crut encore qu'il trouvait la chose infiniment plaisante et répondit : "Oui... tout à fait... tout à fait." Il fut obligé de s'asseoir dans le lit tant il se sentit saisi, la respiration coupée, bouleversé comme s'il venait d'apprendre qu'il était lui-même cocu.
Il ne dit rien d'abord ; puis, au bout de quelques secondes, il prononça simplement : "Ah !" Elle avait aussi cessé de rire, comprenant trop tard sa faute.
Leuillet, enfin, demanda : "Et avec qui ?" Elle demeura muette, cherchant une argumentation.
Il reprit : "Avec qui ?" Elle dit enfin : "Avec un jeune homme." Il se tourna vers elle brusquement, et, d'une voix sèche : "Je pense bien que ce n'est pas avec une cuisinière. Je te demande quel jeune homme, entends-tu ?" Elle ne répondit rien. Il saisit le drap dont elle se couvrait la tête et le rejeta au milieu du lit, répétant :
"Je veux savoir avec quel jeune homme, entends-tu ?" Alors elle prononça péniblement : "Je voulais rire." Mais il frémissait de colère : "Quoi ? Comment ? Tu voulais rire ? Tu te moquais de moi, alors ? Mais je ne me paye pas de ces défaites-là, entends-tu ? Je te demande le nom du jeune homme." Elle ne répondit pas, demeurant sur le dos, immobile.
Il lui prit le bras qu'il serra vivement : "M'entends-tu, à la fin ?
Je prétends que tu me répondes quand je te parle."
Alors elle prononça nerveusement : "Je crois que tu deviens fou, laisse-moi tranquille !" Il tremblait de fureur ne sachant plus que dire, exaspéré, et il la secouait de toute sa force, répétant : "M'entends-tu ? m'entends-tu ?" Elle fit pour se dégager un geste brusque, et du bout des doigts atteignit le nez de son mari. Il eut une rage, se croyant frappé, et d'un élan il se rua sur elle.
Il la tenait maintenant sous lui, la giflant de toute sa force et criant : "Tiens, tiens, tiens, voilà, voilà, gueuse, catin ! catin !" Puis quand il fut essoufflé, à bout d'énergie, il se leva, et se dirigea vers la commode pour se préparer un verre d'eau sucrée à la fleur d'oranger car il se sentait brisé à défaillir. Et elle pleurait au fond du lit, poussant de gros sanglots, sentant tout son bonheur fini, par sa faute. Alors, au milieu des larmes, elle balbutia : "Ecoute, Antoine, viens ici, je t'ai menti, tu vas comprendre, écoute." Et, prête à la défense maintenant, armée de raisons et de ruses, elle souleva un peu sa tête ébouriffée dans son bonnet chaviré.
Et lui, se tournant vers elle, s'approcha, honteux d'avoir frappé, mais sentant vivre au fond de son coeur de mari une haine inépuisable contre cette femme qui avait trompé l'autre, Souris.


6 novembre 1883


UNE VENTE

Les nommés Brument (Césaire-Isidore) et Cornu (Prosper-Napoléon) comparaissaient devant la cour d'assises de la Seine-Inférieure sous l'inculpation de tentative d'assassinat, par immersion, sur la femme Brument, épouse légitime du premier des prévenus.
Les deux accusés sont assis côte à côte sur le banc traditionnel. Ce sont deux paysans. Le premier est petit, gros, avec des bras courts, des jambes courtes et une tête ronde, rouge bourgeonnante, plantée directement sur le torse, rond aussi, court aussi, sans une apparence de cou. Il est éleveur de porcs et demeure à Cacheville-la-Goupil, canton de Criquetot.
Cornu (Prosper-Napoléon) est maigre, de taille moyenne, avec des bras démesurés. Il a la tête de travers, la mâchoire torse et il louche. Une blouse bleue, longue comme une chemise, lui tombe aux genoux, et ses cheveux jaunes, rares et collés sur le crâne, donnent à sa figure un air affreux. On l'a surnommé "le curé" parce qu'il sait imiter dans la perfection les chants d'église et même le bruit du serpent. Ce talent attire en son café, car il est cabaretier à Criquetot, un grand nombre de clients qui préfèrent la "messe à Cornu" à la messe au bon Dieu.
Mme Brument, assise au banc des témoins, est une maigre paysanne qui semble toujours endormie. Elle demeure immobile, les mains croisées sur ses genoux, le regard fixe, l'air stupide.
Le président continue l'interrogatoire :
- Ainsi donc, femme Brument, ils sont entrés dans votre maison et ils vous ont jetée dans un baril plein d'eau. Dites-nous les faits par le détail. Levez-vous.
Elle se lève. Elle semble haute comme un mât avec son bonnet qui la coiffe d'une calotte blanche. Elle s'explique d'une voix traînante :
- J'écossais d'z'haricots. V'là qu'ils entrent. Je m' dis "qué qu'ils ont. Ils sont pas naturels, ils sont malicieux". Ils me guettaient comme ça, de travers, surtout Cornu, vu qu'il louche. J'aime point à les voir ensemble, car c'est deux pas grand'chose en société. J' leur dis : "Qué qu' vous m' voulez ?" Ils répondent point. J'avais quasiment une méfiance...
Le prévenu Brument interrompt avec vivacité la déposition et déclare :
- J'étais bu.
Alors Cornu, se tournant vers son complice, prononce d'une voix profonde comme une note d'orgue :
- Dis qu' j'étions bus tous deux et tu n' mentiras point.
LE PRESIDENT, avec sévérité. - Vous voulez dire que vous étiez ivres ?
BRUMENT. - Ça n' se demande pas.
CORNU. - Ça peut arriver à tout l' monde.
LE PRESIDENT, à la victime. - Continuez votre déposition, femme Brument.
- Donc, v'là Brument qui m'dit : "Veux-tu gagner cent sous ?" Oui, que j'dis, vu qu' cent sous, ça s' trouve point dans l' pas d'un cheval. Alors i m' dit : "Ouvre l'oeil et fais comme mé", et le v'là qui s'en va quérir l' grand baril défoncé qu'est sous la gouttière du coin ; et pi qu'il le renverse, et pi qu'il l'apporte dans ma cuisine, et pi qu'il le plante droit au milieu, et pi qu'il me dit : "Va quérir d' l'iau jusqu'à tant qu'il sera plein."
Donc me v'là que j' vas à la mare avec deux siaux et qu' j'apporte de l'iau, et pi encore de l'iau pendant ben une heure, vu que çu baril il était grand comme une cuve, sauf vot' respect, m'sieu l' président.
Pendant çu temps-là, Brument et Cornu ils buvaient un coup, et pi encore un coup, et pi encore un coup. Ils se complétaient de compagnie que je leur dis : "C'est vous qu'êtes pleins, pu pleins qu' çu baril." Et v'là Brument qui m' répond : "Ne te tracasse point, va ton train, ton tour viendra, chacun son comptant." Mé je m'occupe point d' son propos, vu qu'il était bu.
Quand l' baril fut empli rasibus, j' dis :
- V'là, c'est fait.
Et v'là Cornu qui m' donne cent sous. Pas Brument., Cornu ; c'est Cornu qui m' les a donnés. Et Brument m' dit :
- Veux-tu gagner encore cent sous ?
- Oui, que j' dis, vu que j' suis pas accoutumée à des étrennes comme ça.
Alors il me dit :
- Débille-té
- Que j' me débille ?
- Oui, qu'il m' dit.
- Jusqu'où qu' tu veux que j' me débille ?
Il me dit :
- Si ça te dérange, garde ta chemise, ça ne nous oppose point.
Cent sous, c'est cent sous, v'là que je m' débille, mais qu' ça ne m'allait point de m' débiller d'vant ces deux propre-à-rien. J'ôte ma coiffe, et pi mon caraco, et pi ma jupe, et pi mes sabots. Brument m' dit : "Garde tes bas itou ; j' sommes bons enfants."
Et Cornu qui réplique : "J' sommes bons enfants."
Donc me v'là quasiment comme not' mère Eve. Et qu'ils se lèvent, qu'ils ne tenaient pu debout, tant ils étaient bus, sauf vot' respect, m'sieu l' président.
Je m' dis : "Qué qui manigancent ?"
Et Brument dit : "Ça y est ?"
Cornu dit : "Ça y est !"
Et v'là qu'ils me prennent, Brument par la tête et Cornu par les pieds, comme on prendrait, comme qui dirait un drap de lessive. Mé, v'là que j' gueule.
Et Brument m' dit : "Tais-té, misère."
Et qu'ils me lèvent au-dessus d' leurs bras, et qu'ils me piquent dans le baril qu'était plein d'iau, que je n'ai eu une révolution des sangs, une glaçure jusqu'aux boyaux.
Et Brument dit :
- Rien que ça ?
Cornu dit :
- Rien de pu.
Brument dit :
- La tête y est point, ça compte.
Cornu dit :
- Mets-y la tête.
Et v'là Brument qui m'pousse la tête quasiment pour me néyer, que l'iau me faufilait dans l' nez, que j' véyais déjà l' Paradis. Et v'là qu'il pousse. Et j' disparais.
Et pi qu'il aura eu eune peurance. Il me tire de là et il me dit : "Va vite te sécher, carcasse."
Mé, je m'ensauve, et j' m'en vas courant chez m'sieu l' curé qui m' prête une jupe d' sa servante, vu qu' j'étais en naturel, et i va quérir maît' Chicot l' garde champêtre qui s'en va ta Criquetot quérir les gendarmes qui vont ta la maison m'accompagnant.
V'là que j' trouvons Brument et Cornu qui s' tapaient comme deux béliers.
Brument gueulait : "Pas vrai, j' te dis qu'y en a t'au moins un mètre cube. C'est l' moyen qu'est pas bon."
Cornu gueulait : "Quatre siaux, ça fait pas quasiment un demi-mètre cube. T'as pas ta répliquer, ça y est."
Le brigadier leur y met la main sur le poil. J'ai pu rien.

Elle s'assit. Le public riait. Les jurés stupéfaits se regardaient. Le président prononça :
- Prévenu Cornu, vous paraissez être l'instigateur de cette infâme machination. Expliquez-vous ?
Et Cornu, à son tour, se leva :
- Mon président, j'étions bus.
Le président répliqua gravement :
- Je le sais. Continuez !
- J'y vas. Donc, Brument vint à mon établissement vers les neuf heures, et il se fit servir deux fil-en-dix, et il me dit : "Y en a pour toi, Cornu." Et je m'assieds vis-à-vis, et je bois, et par politesse, j'en offre un autre. Alors, il a réitéré, et moi aussi, si bien que de fil en fil, vers midi, nous étions toisés.
Alors Brument se met à pleurer ; ça m'attendrit. Je lui demande ce qu'il a. Il me dit : "Il me faut mille francs pour jeudi." Là-dessus, je deviens froid, vous comprenez. Et il me propose à brûle tout le foin : "J' te vends ma femme."
J'étais bu, et j' suis veuf. Vous comprenez, ça me remue. Je ne la connaissais point, sa femme ; mais une femme, c'est une femme, n'est-ce pas ? Je lui demande : "Combien ça que tu me la vends ?
Il réfléchit ou bien il fait semblant. Quand on est bu, on n'est pas clair, et il me répond : "Je te la vends au mètre cube."
Moi, ça n' m'étonne pas, vu que j'étais autant bu que lui, et que le mètre cube ça me connaît dans mon métier. Ça fait mille litres, ça m'allait.
Seulement, le prix restait à débattre. Tout dépend de la qualité. Je lui dis : "Combien ça, le mètre cube ?
Il me répond :
- Deux mille francs.
Je fais un saut comme un lapin , et puis je réfléchis qu'une femme ça ne doit pas mesurer plus de trois cents litres. J' dis tout de même : "C'est trop cher."
Il répond :
- J' peux pas à moins. J'y perdrais.
Vous comprenez : on n'est pas marchand de cochons pour rien. On connaît son métier. Mais s'il est ficelle, le vendeux de lard, moi je suis fil, vu que j'en vends. Ah ! ah ! ah ! Donc je lui dis : "Si elle était neuve, j' dis pas ; mais a t'a servi, pas vrai, donc c'est du r'tour. J' t'en donne quinze cents francs l' mètre cube, pas un sou de plus. Ça va-t-il ?
Il répond :
- Ça va. Tope là !
J' tope et nous v'là partis, bras dessus, bras dessous. Faut bien qu'on s'entr'aide dans la vie.
Mais eune peur me vint : "Comment qu' tu vas la litrer à moins d' la mettre en liquide ?
Alors i m'explique son idée, pas sans peine, vu qu'il était bu. Il me dit : "J' prends un baril, j' l'emplis d'eau rasibus. Je la mets d'dans. Tout ce qui sortira d'eau, je l' mesurerons, ça fait l' compte."
Je lui dis :
- C'est vu, c'est compris. Mais c' t'eau qui sortira, a coulera ; comment que tu feras pour la reprendre ?
Alors i me traite d'andouille, et il m'explique qu'il n'y aura qu'à remplir le baril du déficit une fois qu' sa femme en sera partie. Tout ce qu'on remettra d'eau, ça f'ra la mesure. Je suppose dix seaux : ça donne un mètre cube. Il n'est pas bête tout de même quand il est bu, c'te rosse-là !
Bref, nous v'là chez lui, et j' contemple la particulière. Pour une belle femme, c'est pas une belle femme. Tout le monde peut le voir, vu que la v'là. Je me dis : "J' suis r'fait, n'importe, ça compte ; belle ou laide, ça fait pas moins le même usage, pas vrai, monsieur le président ? Et pi je constate qu'elle est maigre comme une gaule. Je me dis : "Y en a pas quatre cents litres." Je m'y connais, étant dans les liquides.
L'opération, elle vous l'a dite. J'y avons même laissé les bas et la chemise à mon détriment.
Quand ça fut fait, v'là qu'elle se sauve. Je dis : "Attention ! Brument, elle s'écape."
Il réplique : "As pas peur, j' la rattraperons toujours. Faudra bien qu'elle revienne gîter. J'allons mesurer l' déficit."
J' mesurons. Pas quatre seaux. Ah ! ah ! ah ! ah !

Le prévenu se met à rire avec tant de persistance qu'un gendarme est obligé de lui taper dans le dos. S'étant calmé, il reprend :
Bref Brument déclare : "Rien de fait, c'est pas assez." Moi je gueule, il gueule, je surgueule, il tape, je cogne. Ça dure autant que le jugement dernier, vu que j'étions bus.
V'là les gendarmes ! Ils nous sacréandent, ils nous carottent. En prison. Je demande des dommages.

Il s'assit.
Brument déclara vrais en tous points les aveux de son complice. Le jury, consterné, se retira pour délibérer.
Il revint au bout d'une heure et acquitta les prévenus avec des considérants sévères appuyés sur la majesté du mariage, et établissant la délimitation précise des transactions commerciales.
Brument s'achemina en compagnie de son épouse vers le domicile conjugal.
Cornu retourna à son commerce.


22 février 1884


LE VERROU


A Raoul Denisane,

Les quatre verres devant les dîneurs restaient à moitié pleins maintenant, ce qui indique généralement que les convives le sont tout à fait. On commençait à parler sans écouter les réponses, chacun ne s'occupant que de ce qui se passait en lui ; et les voix devenaient éclatantes, les gestes exubérants, les yeux allumés. C'était un dîner de garçons, de vieux garçons endurcis.
Ils avaient fondé ce repas régulier, une vingtaine d'années auparavant, en le baptisant : "le Célibat". Ils étaient alors quatorze bien décidés à ne jamais prendre femme. Ils restaient quatre maintenant. Trois étaient morts, et les sept autres mariés. Ces quatre-là tenaient bon; et ils observaient scrupuleusement, autant qu'il était en leur pouvoir, les règles établies au début de cette curieuse association. Ils s'étaient juré, les mains dans les mains, de détourner de ce qu'on appelle le droit chemin toutes les femmes qu'ils pourraient, de préférence celle des amis, de préférence encore celle des amis les plus intimes. Aussi, dès que l'un d'eux quittait la société pour fonder une famille, il avait soin de se fâcher d'une façon définitive avec tous ses anciens compagnons. Ils devaient, en outre, à chaque dîner, s'entre-confesser, se raconter avec tous les détails et les noms, et les renseignements les plus précis, leurs dernières aventures. D'où cette espèce de dicton devenu familier entre eux :
"Mentir comme un célibataire."

Ils professaient, en outre, le mépris le plus complet pour la Femme, qu'ils traitaient de "Bête à plaisir". Ils citaient à tout instant Schopenhauer, leur dieu ; réclamaient le rétablissement des harems et des tours, avaient fait broder sur le linge de table, qui servait au dîner du Célibat, ce précepte ancien : "Mulier, perpetuus infans", et, au-dessous, le vers d'Alfred de Vigny :


La femme, enfant malade et douze fois impure !

De sorte qu'à force de mépriser les femmes, ils ne pensaient qu'à elles, ne vivaient que pour elles, tendaient vers elles tous leurs efforts, tous leurs désirs. Ceux d'entre eux qui s'étaient mariés, les appelaient vieux galantins, les plaisantaient et les craignaient. C'était juste au moment de boire le champagne que devaient commencer les confidences au dîner du Célibat. Ce jour-là, ces vieux, car ils étaient vieux à présent, et plus ils vieillissaient, plus ils se racontaient de surprenantes bonnes fortunes, ces vieux furent intarissables. Chacun des quatre, depuis un mois, avait séduit au moins une femme par jour ; et quelles femmes ! Les plus jeunes, les plus nobles, les plus riches, les plus belles ! Quand ils eurent terminé leurs récits, l'un d'eux, celui qui, ayant parlé le premier, avait dû, ensuite, écouter les autres, se leva. "Maintenant que nous avons fini de blaguer, dit-il, je me propose de vous raconter, non pas ma dernière, mais ma première aventure, j'entends la première aventure de ma vie, ma première chute (car c' est une chute) dans les bras d'une femme. Oh ! je ne veux pas vous narrer mon... comment dirai-je ?... mon tout premier début, non.
Le premier fossé sauté (je dis fossé au figuré) n'a rien d'intéressant. Il est généralement boueux, et on s'en relève un peu sali avec une charmante illusion de moins, un vague dégoût, une pointe de tristesse. Cette réalité de l'amour, la première fois qu'on la touche, répugne un peu ; on la rêvait tout autre, plus délicate, plus fine. Il vous en reste une sensation morale et physique d'écoeurement comme lorsqu'on a mis la main, par hasard, en des choses poisseuses, et qu'on n'a pas d'eau pour se laver. On a beau frotter, ça reste.
"Oui, mais comme on s'y accoutume bien, et vite ! Je te crois, qu'on s'y fait. Cependant... cependant, pour ma part, j'ai toujours regretté de n'avoir pas pu donner de conseils au Créateur au moment où il a organisé cette chose-là. Qu'est-ce que j'aurais imaginé ; je ne le sais pas au juste; mais je crois que je l'aurais arrangée autrement. J'aurais cherché une combinaison plus convenable et plus poétique, oui, plus poétique.
"Je trouve que le bon Dieu s'est montré vraiment trop... trop... naturaliste. Il a manqué de poésie dans son invention.
"Donc, ce que je veux vous raconter, c'est ma première femme du monde, la première femme du monde que j'ai séduite. Pardon, je veux dire la première femme du monde qui m'a séduit. Car, au début, c'est nous qui nous laissons prendre, tandis que, plus tard... c'est la même chose.

C'était une amie de ma mère, une femme charmante d'ailleurs. Ces êtres-là, quand ils sont chastes, c'est généralement par bêtise, et quand ils sont amoureux, ils sont enragés. On nous accuse de les corrompre ! Ah bien oui ! Avec elles, c'est toujours le lapin qui commence, et jamais le chasseur. Oh ! elles n'ont pas l'air d'y toucher, je le sais, mais elles y touchent; elles font de nous ce qu'elles veulent sans que cela paraisse ; et puis elles nous accusent de les avoir perdues, déshonorées, avilies, que sais-je ?
Celle dont je parle nourrissait assurément une furieuse envie de se faire avilir par moi. Elle avait peut-être trente-cinq ans ; j'en comptais à peine vingt-deux. Je ne songeais pas plus à la séduire que je ne pensais à me faire trappiste. Or, un jour, comme je lui rendais visite, et que je considérais avec étonnement son costume, un peignoir du matin considérablement ouvert, ouvert comme une porte d'église quand on sonne la messe, elle me prit la main, la serra, vous savez, la serra comme elles serrent dans ces moments-là, et avec un soupir demi-pâmé, ces soupirs qui viennent d'en bas, elle me dit : "Oh ! ne me regardez pas comme ça, mon enfant."
Je devins plus rouge qu'une tomate et plus timide encore que d'habitude, naturellement. J'avais bien envie de m'en aller, mais elle me tenait la main, et ferme... Elle la posa sur sa poitrine, une poitrine bien nourrie; et elle me dit :
"Tenez, sentez mon coeur, comme il bat." Certes, il battait. Moi, je commençais à saisir, mais je ne savais comment m'y prendre, ni par où commencer. J'ai changé depuis.
Comme je demeurais toujours une main appuyée sur la grasse doublure de son coeur, et l'autre main tenant mon chapeau, et comme je continuais à la regarder avec un sourire confus, un sourire niais, un sourire de peur, elle se redressa soudain, et, d'une voix irritée : "Ah çà, que faites-vous, jeune homme, vous êtes indécent et malappris." Je retirai ma main bien vite, je cessai de sourire, et je balbutiai des excuses, et je me levai, et je m'en allai abasourdi, la tête perdue.
Mais j'étais pris, je rêvai d'elle. Je la trouvais charmante, adorable ; je me figurai que je l'aimais, que je l'avais toujours aimée, je résolus d'être entreprenant, téméraire même !
Quand je la revis, elle eut pour moi un petit sourire en coulisse. Oh ! ce petit sourire, comme il me troubla. Et sa poignée de main fut longue, avec une insistance significative.
A partir de ce jour je lui fis la cour, paraît-il. Du moins elle m'affirma depuis que je l'avais séduite, captée, déshonorée, avec un rare machiavélisme, une habileté consommée, une persévérance de mathématicien, et des ruses d'Apache.
Mais une chose me troublait étrangement. En quel lieu s'accomplirait mon triomphe ? J'habitais dans ma famille, et ma famille, sur ce point, se montrait intransigeante. Je n'avais pas l'audace nécessaire pour franchir, une femme au bras, une porte d'hôtel en plein jour ; je ne savais à qui demander conseil.
Or, mon amie, en causant avec moi d'une façon badine, m'affirma que tout jeune homme devait avoir une chambre en ville. Nous habitions à Paris. Ce fut un trait de lumière, j'eus une chambre ; elle y vint.
Elle y vint un jour de novembre. Cette visite que j'aurais voulu différer me troubla beaucoup parce que je n'avais pas de feu. Et je n'avais pas de feu parce que ma cheminée fumait. La veille justement j'avais fait une scène à mon propriétaire, un ancien commerçant, et il m'avait promis de venir lui-même avec le fumiste, avant deux jours, pour examiner attentivement les travaux à exécuter.
Dès qu'elle fut entrée, je lui déclarai : "Je n'ai pas de feu, parce que ma cheminée fume." Elle n'eut même pas l'air de m'écouter, elle balbutia : "Ça ne fait rien, j'en ai..." Et comme je demeurais surpris, elle s'arrêta toute confuse ; puis reprit : "Je ne sais plus ce que je dis... je suis folle... je perds la tête... Qu'est-ce que je fais, Seigneur ! Pourquoi suis-je venue, malheureuse ! Oh ! quelle honte ! quelle honte !..." Et elle s'abattit en sanglotant dans mes bras.
Je crus à ses remords et je lui jurai que je la respecterais. Alors elle s'écroula à mes genoux en gémissant : "Mais tu ne vois donc pas que je t'aime, que tu m'as vaincue, affolée !"
Aussitôt je crus opportun de commencer les approches. Mais elle tressaillit, se releva, s'enfuit jusque dans une armoire pour se cacher, en criant : "Oh ! ne me regardez pas, non, non. Ce jour me fait honte. Au moins si tu ne me voyais pas, si nous étions dans l'ombre, la nuit, tous les deux. Y songes-tu ? Quel rêve ! Oh ! ce jour."
Je me précipitai sur la fenêtre, je fermai les contrevents, je croisai les rideaux, je pendis un paletot sur un filet de lumière qui passait encore ; puis, les mains étendues pour ne pas tomber sur les chaises, le coeur palpitant, je la cherchai, je la trouvai.
Ce fut un nouveau voyage, à deux, à tâtons, les lèvres unies, vers l'autre coin où se trouvait mon alcôve. Nous n'allions pas droit, sans doute, car je rencontrai d'abord la cheminée, puis la commode, puis enfin ce que nous cherchions.
Alors j'oubliai tout dans une extase frénétique, Ce fut une heure de folie, d'emportement, de joie surhumaine ; puis, une délicieuse lassitude nous ayant envahis, nous nous endormîmes, aux bras l'un de l'autre.
Et je rêvai. Mais voilà que dans mon rêve il me sembla qu'on m'appelait, qu'on criait au secours ; puis je reçus un coup violent ; j'ouvris les yeux !....
Oh !... Le soleil couchant, rouge, magnifique, entrant tout entier par ma fenêtre grande ouverte, semblait nous regarder du bord de l'horizon, illuminait d'une lueur d'apothéose mon lit tumultueux, et, couchée dessus, une femme éperdue, qui hurlait, se débattait, se tortillait, s'agitait des pieds et des mains pour saisir un bout de drap, un coin de rideau, n'importe quoi, tandis que, debout au milieu de la chambre, effarés, côte à côte, mon propriétaire en redingote, flanqué du concierge et d'un fumiste noir comme un diable, nous contemplait avec des yeux stupides.
Je me dressai furieux, prêt à lui sauter au collet, et je criai : "Que faites-vous chez moi, nom de Dieu !"
Le fumiste, pris d'un rire irrésistible, laissa tomber la plaque de tôle qu'il portait à la main. Le concierge semblait devenu fou ; et le propriétaire balbutia : "Mais, monsieur, c'était..., c'était..., pour la cheminée... la cheminée..." Je hurlai : "Fichez le camp, nom de Dieu !"
Alors il retira son chapeau d'un air confus et poli, et, s'en allant à reculons, murmura : "Pardon, monsieur, excusez-moi, si j'avais cru vous déranger, je ne serais pas venu. Le concierge m'avait affirmé que vous étiez sorti. Excusez-moi." Et ils partirent.
Depuis ce temps-là, voyez-vous, je ne ferme jamais les fenêtres ; mais je pousse toujours les verrous.

25 juillet 1882


UNE VEUVE

C'était pendant la saison des chasses, dans le château de Banneville. L'automne était pluvieux et triste. Les feuilles rouges, au lieu de craquer sous les pieds, pourrissaient dans les ornières, sous les lourdes averses.
La forêt, presque dépouillée, était humide comme une salle de bains. Quand on entrait dedans, sous les grands arbres fouettés par les grains, une odeur moisie, une buée d'eau tombée, d'herbes trempées, de terre mouillée, vous enveloppait; et les tireurs, courbés sous cette inondation continue, et les chiens mornes, la queue basse et le poil collé sur les côtes, et les jeunes chasseresses en leur taille de drap collante et traversée de pluie, rentraient chaque soir las de corps et d'esprit.
Dans le grand salon, après dîner, on jouait au loto, sans plaisir, tandis que le vent faisait sur les volets des poussées bruyantes et lançait les vieilles girouettes en des tournoiements de toupie. On voulut alors conter des histoires, comme il est dit en des livres; mais personne n'inventait rien d'amusant. Les chasseurs narraient des aventures à coups de fusil, des boucheries de lapins; et les femmes se creusaient la tête sans y découvrir jamais l'imagination de Schéhérazade.
On allait renoncer à ce divertissement, quand une jeune femme, en jouant, sans y penser, avec la main d'une vieille tante restée fille, remarqua une petite bague faite avec des cheveux blonds, qu'elle avait vue souvent sans y réfléchir.
Alors, en la faisant rouler doucement autour du doigt, elle demanda: «Dis donc, tante, qu'est-ce que c'est que cette bague? On dirait des cheveux d'enfant...» La vieille demoiselle rougit, pâlit; puis, d'une voix tremblante: «C'est si triste, si triste, que je n'en veux jamais parler. Tout le malheur de ma vie vient de là. J'étais toute jeune alors, et le souvenir m'est resté si douloureux que je pleure chaque fois en y pensant.»
On voulut aussitôt connaître l'histoire; mais la tante refusait de la dire; on finit enfin par la prier tant qu'elle se décida.
«Vous m'avez souvent entendu parler de la famille de Santèze, éteinte aujourd'hui. J'ai connu les trois derniers hommes de cette maison. Ils sont morts tous les trois de la même façon; voici les cheveux du dernier. Il avait treize ans, quand il s'est tué pour moi. Cela vous paraît étrange, n'est-ce pas?
«Oh! c'était une race singulière, des fous, si l'on veut, mais des fous charmants, des fous par amour. Tous, de père en fils, avaient des passions violentes, de grands élans de tout leur être qui les poussaient aux choses les plus exaltées, aux dévouements fanatiques, même aux crimes. C'était en eux, cela, ainsi que la dévotion ardente est dans certaines âmes. Ceux qui se font trappistes n'ont pas la même nature que les coureurs de salon. On disait dans la parenté: «Amoureux comme un Santèze.» Rien qu'à les voir, on le devinait. Ils avaient tous les cheveux bouclés, bas sur le front, la barbe frisée, et des yeux larges, larges, dont le rayon entrait dans vous, et vous troublait sans qu'on sût pourquoi.
«Le grand-père de celui dont voici le seul souvenir, après beaucoup d'aventures, et des duels et des enlèvements de femmes, devint passionnément épris, vers soixante-cinq ans, de la fille de son fermier. Je les ai connus tous les deux. Elle était blonde, pâle, distinguée, avec un parler lent, une voix molle et un regard si doux, si doux, qu'on l'aurait dit d'une madone. Le vieux seigneur la prit chez lui, et il fut bientôt si captivé qu'il ne pouvait se passer d'elle une minute. Sa fille et sa belle-fille, qui habitaient le château, trouvaient cela naturel, tant l'amour était de tradition dans la maison. Quand il s'agissait de passion, rien ne les étonnait, et, si l'on parlait devant elles de penchants contrariés, d'amants désunis, même de vengeance après les trahisons, elles disaient toutes les deux, du même ton désolé: «Oh! comme il (ou elle) a dû souffrir pour en arriver là!» Rien de plus. Elles s'apitoyaient toujours sur les drames du coeur et ne s'en indignaient jamais, même quand ils étaient criminels.
«Or, un automne, un jeune homme, M. de Gradelle, invité pour la chasse, enleva la jeune fille.
«M. de Santèze resta calme, comme s'il ne s'était rien passé; mais, un matin, on le trouva pendu dans le chenil, au milieu des chiens.
«Son fils mourut de la même façon, dans un hôtel, à Paris, pendant un voyage qu'il fit en 1841, après avoir été trompé par une chanteuse de l'Opéra.
«Il laissait un enfant âgé de douze ans, et une veuve, la soeur de ma mère. Elle vint avec le petit habiter chez mon père, dans notre terre de Bertillon. J'avais alors dix-sept ans.
«Vous ne pouvez vous figurer quel étonnant et précoce enfant était ce petit Santèze. On eût dit que toutes les facultés de tendresse, que toutes les exaltations de sa race étaient retombées sur celui-là, le dernier. Il rêvait toujours et se promenait seul, pendant des heures, dans une grande allée d'ormes allant du château jusqu'au bois. Je regardais de ma fenêtre ce gamin sentimental, qui marchait à pas graves, les mains derrière le dos, le front penché, et, parfois, s'arrêtait pour lever les yeux comme s'il voyait et comprenait, et ressentait des choses qui n'étaient point de son âge.
«Souvent, après le dîner, par les nuits claires, il me disait: «Allons rêver, cousine...» Et nous partions ensemble dans le parc. Il s'arrêtait brusquement devant les clairières où flottait cette vapeur blanche, cette ouate dont la lune garnit les éclaircies des bois; et il me disait, en me serrant la main: «Regarde ça, regarde ça. Mais tu ne me comprends pas, je le sens. Si tu me comprenais, nous serions heureux. Il faut aimer pour savoir.» Je riais et je l'embrassais, ce gamin, qui m'adorait à en mourir.
«Souvent aussi, après le dîner, il allait s'asseoir sur les genoux de ma mère. «Allons, tante, lui disait-il, raconte-nous des histoires d'amour.» Et ma mère, par plaisanterie, lui disait toutes les légendes de sa famille, toutes les aventures passionnées de ses pères; car on en citait des mille et des mille, de vraies et de fausses. C'est leur réputation qui les a tous perdus, ces hommes; ils se montaient la tête et se faisaient gloire ensuite de ne point laisser mentir la renommée de leur maison.
«Il s'exaltait, le petit, à ces récits tendres ou terribles, et parfois il tapait des mains en répétant: «Moi aussi, moi aussi, je sais aimer mieux qu'eux tous!»
«Alors il me fit la cour, une cour timide et profondément tendre dont on riait, tant c'était drôle. Chaque matin, j'avais des fleurs cueillies par lui, et chaque soir, avant de remonter dans sa chambre, il me baisait la main en murmurant: «Je t'aime!»
«Je fus coupable, bien coupable, et j'en pleure encore sans cesse, et j'en ai fait pénitence toute ma vie, et je suis restée vieille fille, - ou plutôt non, je suis restée comme fiancée-veuve, veuve de lui. Je m'amusai de cette tendresse puérile, je l'excitais même; je fus coquette, séduisante, comme auprès d'un homme, caressante et perfide. J'affolai cet enfant. C'était un jeu pour moi, et un divertissement joyeux pour sa mère et pour la mienne. Il avait douze ans! Songez! qui donc aurait pris au sérieux cette passion d'atome! Je l'embrassais tant qu'il voulait; je lui écrivis même des billets doux que lisaient nos mères; et il me répondait des lettres, des lettres de feu, que j'ai gardées. Il croyait secrète notre intimité d'amour, se jugeant un homme. Nous avions oublié qu'il était un Santèze!
«Cela dura près d'un an. Un soir, dans le parc, il s'abattit à mes genoux et, baisant le bas de ma robe avec un élan furieux, il répétait: «Je t'aime, je t'aime, je t'aime à en mourir. Si tu me trompes jamais, entends-tu, si tu m'abandonnes pour un autre, je ferai comme mon père...» Et il ajouta d'une voix profonde à donner un frisson: «Tu sais ce qu'il a fait!»
«Puis, comme je restais interdite, il se releva, et se dressant sur la pointe des pieds pour arriver à mon oreille, car j'étais plus grande que lui, il modula mon nom, mon petit nom: «Geneviève!» d'un ton si doux, si joli, si tendre, que j'en frissonnai jusqu'aux pieds.
«Je balbutiais: «Rentrons, rentrons!» Il ne dit plus rien et me suivit; mais, comme nous allions gravir les marches du perron, il m'arrêta: «Tu sais, si tu m'abandonnes, je me tue.»
«Je compris, cette fois, que j'avais été trop loin, et je devins réservée. Comme il m'en faisait, un jour, des reproches, je répondis: «Tu es maintenant trop grand pour plaisanter, et trop jeune pour un amour sérieux. J'attends.»
«Je m'en croyais quitte ainsi.
«On le mit en pension à l'automne. Quand il revint l'été suivant, j'avais un fiancé. Il comprit tout de suite, et garda pendant huit jours un air si réfléchi que je demeurais très inquiète.
«Le neuvième jour, au matin, j'aperçus, en me levant, un petit papier glissé sous ma porte. Je le saisis, je l'ouvris, je lus: «Tu m'as abandonné, et tu sais ce que je t'ai dit. C'est ma mort que tu as ordonnée. Comme je ne veux pas être trouvé par un autre que par toi, viens dans le parc, juste à la place où je t'ai dit, l'an dernier, que je t'aimais, et regarde en l'air.»
«Je me sentais devenir folle. Je m'habillai vite et vite, et je courus, je courus à tomber épuisée, jusqu'à l'endroit désigné. Sa petite casquette de pension était par terre, dans la boue. Il avait plu toute la nuit. Je levai les yeux et j'aperçus quelque chose qui se berçait dans les feuilles, car il faisait du vent, beaucoup de vent.
«Je ne sais plus, après ça, ce que j'ai fait. J'ai dû hurler d'abord, m'évanouir peut-être, et tomber, puis courir au château. Je repris ma raison dans mon lit, avec ma mère à mon chevet.
«Je crus que j'avais rêvé tout cela dans un affreux délire. Je balbutiai: «Et lui, lui, Gontran?...» On ne me répondit pas. C'était vrai.
«Je n'osai pas le revoir; mais je demandai une longue mèche de ses cheveux blonds. La... la... voici...»
Et la vieille demoiselle tendait sa main tremblante dans un geste désespéré.
Puis elle se moucha plusieurs fois, s'essuya les yeux et reprit: «J'ai rompu mon mariage... sans dire pourquoi... Et je... je suis restée toujours... la... la veuve de cet enfant de treize ans.» Puis sa tête tomba sur sa poitrine et elle pleura longtemps des larmes pensives.
Et, comme on gagnait les chambres pour dormir, un gros chasseur dont elle avait troublé la quiétude souffla dans l'oreille de son voisin:
- N'est-ce pas malheureux d'être sentimental à ce point-là!


1er septembre 1882


UN VIEUX

Tous les journaux avaient inséré cette réclame : "La nouvelle station balnéaire de Rondelis offre tous les avantages désirables pour un arrêt prolongé et même pour un séjour définitif. Ses eaux ferrugineuses, reconnues les premières du monde contre toutes les affections du sang, semblent posséder en outre des qualités particulières, propres à prolonger la vie humaine. Ce résultat singulier est peut-être dû en partie à la situation exceptionnelle de la petite ville, bâtie en pleine montagne, au milieu d'une forêt de sapins. Mais toujours est-il qu'on y remarque depuis plusieurs siècles des cas de longévité extraordinaires."
Et le public venait en foule.
Un matin, le médecin des eaux fut appelé auprès d'un nouveau voyageur, M. Daron, arrivé depuis quelques jours et qui avait loué une villa charmante, sur la lisière de la forêt. C'était un petit vieillard de quatre-vingt-six ans, encore vert, sec, bien portant, actif, et qui prenait une peine infinie à dissimuler son âge.
Il fit asseoir le médecin et l'interrogea tout de suite. "Docteur, si je me porte bien, c'est grâce à l'hygiène. Sans être très vieux, je suis déjà d'un certain âge, mais j'évite toutes les maladies, toutes les indispositions, tous les plus légers malaises par l'hygiène. On affirme que le climat de ce pays est très favorable à la santé. Je suis tout prêt à le croire, mais avant de me fixer ici j'en veux les preuves. Je vous prierai donc de venir chez moi une fois par semaine pour me donner bien exactement les renseignements suivants :
"Je désire d'abord avoir la liste complète, très complète, de tous les habitants de la ville et des environs qui ont passé quatre-vingts ans. Il me faut aussi quelques détails physiques et physiologiques sur eux. Je veux connaître leur profession, leur genre de vie, leurs habitudes. Toutes les fois qu'une de ces personnes mourra, vous voudrez bien me prévenir, et m'indiquer la cause précise de sa mort, ainsi que les circonstances."
Puis, il ajouta gracieusement : "J'espère, Docteur, que nous deviendrons bons amis", et il tendit sa petite main ridée que le médecin serra en promettant son concours dévoué.

M. Daron avait toujours craint la mort d'une étrange façon. Il s'était privé de presque tous les plaisirs parce qu'ils sont dangereux, et quand on s'étonnait qu'il ne bût pas de vin, de ce vin qui donne le rêve et la gaieté, il répondait d'un ton où perçait la peur : "Je tiens à ma vie." Et il prononçait MA, comme si cette vie, SA vie, avait eu une valeur ignorée. Il mettait dans ce : MA une telle différence entre sa vie et la vie des autres qu'on ne trouvait rien à répondre.
Il possédait, du reste, une façon toute particulière d'accentuer les pronoms possessifs, qui désignaient toutes les parties de sa personne ou même les choses qui lui appartenaient. Quand il disait : "Mes yeux, mes jambes, mes bras, mes mains", on sentait bien qu'il ne fallait pas s'y tromper, que ces organes-là n'étaient point ceux de tout le monde. Mais où apparaissait surtout cette distinction, c'est quand il parlait de son médecin : "Mon docteur." On eût dit que ce docteur était à lui, rien qu'à lui, fait pour lui seul, pour s'occuper de ses maladies et pas d'autre chose, et supérieur à tous les médecins de l'univers, à tous, sans exception.
Il n'avait jamais considéré les autres hommes que comme des espèces de pantins créés pour meubler la nature. Il les distinguait en deux classes : ceux qu'il saluait parce qu'un hasard l'avait mis en rapport avec eux, et ceux qu'il ne saluait pas. Ces deux catégories d'individus lui demeuraient d'ailleurs également indifférentes.

Mais à partir du jour où le médecin de Rondelis lui eut apporté la liste des dix-sept habitants de la ville ayant passé quatre-vingt ans, il sentit s'éveiller dans son coeur un intérêt nouveau, une sollicitude inconnue pour ces vieillards qu'il allait voir tomber l'un après l'autre.
Il ne les voulut pas connaître, mais il se fit une idée très nette de leurs personnes, et il ne parlait que d'eux avec le médecin qui dînait chez lui, chaque jeudi. Il demandait : "Eh bien, Docteur, comment va Joseph Poinçot, aujourd'hui ? Nous l'avons laissé un peu souffrant la semaine dernière." Et quand le médecin avait fait le bulletin de la santé du malade, M. Daron proposait des modifications au régime, des essais, des modes de traitement qu'il pourrait ensuite appliquer sur lui s'ils avaient réussi sur les autres. Ils étaient, ces dix-sept vieillards, un champ d'expériences d'où il tirait des enseignements.
Un soir, le docteur, en entrant, annonça : "Rosalie Tournel est morte." M. Daron tressaillit et tout de suite il demanda : "De quoi ? - D'une angine." Le petit vieux eut un "ah" de soulagement. Il reprit : "Elle était trop grasse, trop forte ; elle devait manger trop cette femme-là. Quand j'aurai son âge, je m'observerai davantage." (Il était de deux ans plus vieux ; mais il n'avouait que soixante-dix ans.)
Quelques mois après, ce fut le tour d'Henri Brissot. M. Daron fut très ému. C'était un homme, cette fois, un maigre, juste de son âge à trois mois près, et un prudent. Il n'osait plus interroger, attendant que le médecin parlât, et il demeurait inquiet. "Ah ! il est mort comme ça, tout d'un coup ? Il se portait très bien la semaine dernière, il aura fait quelque imprudence, n'est-ce pas, Docteur ?" Le médecin, qui s'amusait, répondit : "Je ne crois pas. Ses enfants m'ont dit qu'il avait été très sage."
Alors, n'y tenant plus, pris d'angoisse, M. Daron demanda : "Mais... mais... de quoi est-il mort, alors ? - D'une pleurésie."
Ce fut une joie, une vraie joie. Le petit vieux tapa l'une contre l'autre ses mains sèches. "Parbleu, je vous disais bien qu'il avait fait quelque imprudence. On n'attrape pas une pleurésie sans raison. Il aura voulu prendre l'air après son dîner. Et le froid lui sera tombé sur la poitrine. Une pleurésie ! C'est un accident, cela, ce n'est pas même une maladie. Il n'y a que les fous qui meurent d'une pleurésie."
Et il dîna gaiement en parlant de ceux qui restaient. "Ils ne sont plus que quinze maintenant ; mais ils sont forts, ceux-là, n'est-ce pas ? Toute la vie est ainsi, les plus faibles tombent les premiers ; les gens qui passent trente ans ont bien des chances pour aller à soixante ; ceux qui passent soixante arrivent souvent à quatre-vingts ; et ceux qui passent quatre-vingts atteignent presque toujours la centaine, parce que ce sont les plus robustes, les plus sages, les mieux trempés."

Deux autres encore disparurent dans l'année, l'un d'une dysenterie et l'autre d'un étouffement. M. Daron s'amusa beaucoup de la mort du premier ; et il conclut qu'il avait assurément mangé, le veille, des choses excitantes. "La dysenterie est le mal des imprudents ; que diable, vous auriez dû, Docteur, veiller sur son hygiène."
Quant à celui qu'un étouffement avait emporté, cela ne pouvait provenir que d'une maladie du coeur mal observée jusque-là.
Mais un soir le médecin annonça le trépas de Paul Timonet, une sorte de momie dont on espérait bien faire un centenaire-réclame pour la station.
Quand M. Daron demanda, selon sa coutume : "De quoi est-il mort ?" le médecin répondit : "Ma foi, je n'en sais rien.
- Comment, vous n'en savez rien ? On sait toujours. N'avait-il pas quelque lésion organique ?
Le docteur hocha la tête : "Non, aucune.
- Peut-être quelque affection du foie ou des reins ?
- Non pas, tout cela était sain.
- Avez-vous bien observé si l'estomac fonctionnait régulièrement ? Une attaque provient souvent d'une mauvaise digestion.
- Il n'y a pas eu d'attaque."
M. Daron, très perplexe, s'agitait :
"Mais voyons : il est mort de quelque chose, enfin ! De quoi, à votre avis ?"
Le médecin leva les bras : "Je ne sais rien, absolument rien. Il est mort parce qu'il est mort, voilà."
M. Daron alors, d'une voix émue, demanda : "Quel âge avait-il donc au juste, celui-là ? Je ne me le rappelle plus.
- Quatre-vingt-neuf ans."
Et le petit vieux, d'un air incrédule et rassuré, s'écria : "Quatre-vingt-neuf ans ! Mais, alors, ce n'est pourtant pas non plus la vieillesse !..."


26 septembre 1882


LE VIEUX

Un tiède soleil d'automne tombait dans la cour de ferme, par-dessus les grands hêtres des fossés. Sous le gazon tondu par les vaches, la terre, imprégnée de pluie récente, était moite, enfonçait sous les pieds avec un bruit d'eau; et les pommiers chargés de pommes semaient leurs fruits d'un vert pâle, dans le vert foncé de l'herbage.
Quatre jeunes génisses paissaient, attachées en ligne, meuglaient par moments vers la maison; les volailles mettaient un mouvement coloré sur le fumier, devant l'étable, et grattaient, remuaient, caquetaient, tandis que les deux coqs chantaient sans cesse, cherchaient des vers pour leurs poules qu'ils appelaient d'un gloussement vif.
La barrière de bois s'ouvrit; un homme entra, âgé de quarante ans peut-être, mais qui semblait vieux de soixante, ridé, tordu, marchant à grands pas lents, alourdis par le poids de lourds sabots plein de paille. Ses bras longs pendaient des deux côtés du corps. Quand il approcha de la ferme, un roquet jaune, attaché au pied d'un énorme poirier, à côté d'un baril qui lui servait de niche, remua la queue, puis se mit à japper en signe de joie. L'homme cria:
- A bas, Finot !
Le chien se tut.
Une paysanne sortit de la maison. Son corps osseux, large et plat, se dessinait sous un caraco de laine qui serrait la taille. Une jupe grise, trop courte, tombait jusqu'à la moitié des jambes, cachées en des bas bleus, et elle portait aussi des sabots pleins de paille. Un bonnet blanc, devenu jaune, couvrait quelques cheveux collés au crâne, et sa figure brune, maigre, laide, édentée, montrait cette physionomie sauvage et brute qu'ont souvent les faces des paysans.
L'homme demanda:
- Comment qu'y va?
La femme répondit:
- M'sieu le curé dit que c'est la fin, qu'il n' passera point la nuit.
Ils entrèrent tous deux dans la maison.
Après avoir traversé la cuisine, ils pénétrèrent dans la chambre, basse, noire, à peine éclairée par un carreau, devant lequel tombait une loque d'indiennenormande.
Les grosses poutres du plafond, brunies par le temps, noires et enfumées, traversaient la pièce de part en part, portant le mince plancher du grenier, où couraient, jour et nuit, des troupeaux de rats.
Le sol de terre, bossué, humide, semblait gras, et, dans le fond de l'appartement, le lit faisait une tache vaguement blanche. Un bruit régulier, rauque, une respiration dure, râlante, sifflante, avec un gargouillement d'eau comme celui que fait une pompe brisée, partait de la couche enténébrée où agonisait un vieillard, le père de la paysanne.
L'homme et la femme s'approchaient et regardèrent le moribond, de leur oeil placide et résigné.
Le gendre placide
- C'te fois, c'est fini; i n'ira pas seulement à la nuit.
La fermière reprit:
- C'est d'puis midi qu'i gargotte comme ,ca.
Puis ils se turent. Le père avait les yeux fermés, le visage couleur de terre, si sec qu'il semblait en bois. Sa bouche entrouverte laissait passer son souffle clapotant et dur; et le drap de toile grise se soulevait sur sa poitrine à chaque aspiration.
Le gendre, après un long silence, prononça:
- Y a qu'à le quitter finir. J'y pouvons rien. Tout
d' même c'est dérangeant pour les cossards, vul' temps qu'est bon, qu'il fautrepiquer d'main.
Sa femme parut inquiète à cette pensée. Elle réfléchit quelques instants, puis déclara:
- Puisqu'i va passer, on l'enterrera pas avant samedi;
t'auras ben d'main pour les cossards.
Le paysan méditait; il dit:
- Oui, mais demain qui faudra qu'invite pour l'imunation, que j' nai ben pour cinq ou six heures à aller de Tourville à Manetot chez tout le monde.
La femme, après avoir médité deux ou trois minutes, prononça:
- I n'est seulement point trois heures, qu' tu pourrais commencer la tournée anuit et faire tout l' côté de Tourville. Tu peux ben dire qu'il a passé, puisqu'i n'en a pas quasiment pour la relevée.
L'homme demeura quelques instants perplexe, pesant les conséquences et les avantages de l'idée. Enfin il déclara :.
- Tout d' même, j'y vas.
Il allait sortir; il revint et, après une hésitation:
- Pisque t'as point d'ouvrage, loche des pommes à cuire, et pis tu feras quatre douzaines de douillons pour ceux qui viendront à l'imunation, vu qu'i faudra se réconforter T'allumeras le four avec la bourrée qu'est sous l' hangar au pressoir. Elle est sèque.
Et il sortit de la chambre, rentra dans la cuisine ouvrit le buffet, prit un pain de six livres, en coupa soigneusement une tranche, recueillit dans le creux de sa main les miettes tombées sur la tablette, et se les jeta dans la bouche pour ne n'en perdre. Puis il enleva avec la pointe de son couteau un peu de beurre salé au fond d'un pot de terre brune, I'étendit sur son pain, qu'il se mit à manger lentement, comme il faisait tout.
Et il traversa la cour, apaisa le chien, qui se remettait à japper, sortit sur le chemin qui longeait son fossé, et s'éloigna dans la direction de Tourville.
Restée seule, la femme se mit à la besogne. Elle découvrit la huche à la farine, et prépara la pâte aux douillons. Elle la pétrissait longuement, la tournant et la retournant, la maniant, I'écrasant, la broyant. Puis elle en fit une grosse boule d'un blanc jaune, qu'elle laissa sur le coin de la table.
Alors elle alla chercher les pommes et, pour ne point blesser l'arbre avec la gaule, elle grimpa dedans au moyen d'un escabeau. Elle choisissait les fruits avec soin, pour ne prendre que les mûrs, et les entassait dans son tablier.
Une voix l'appela du chemin:
- Ohé, Madame Chicot!
Elle se retourna. C'était un voisin, maître Osime Favet, le maire, qui s'en allait fumer ses terres, assis les jambes pendantes, sur le tombereau d'engrais. Elle se retourna, et répondit:
- Qué qu'y a pour vot' service, maît' Osime?
- Et le pé, où qui n'en est?
Elle cria:
- Il est quasiment passé. C'est samedi l'imunation, à sept heures, vu les cossards qui pressent.
Le voisin répliqua:
- Entendu. Bonne chance! Portez-vous bien.
Elle répondit à sa politesse:
- Merci, et vous d' même.
Puis elle se remit à cueillir ses pommes.
Aussitôt qu'elle fut rentrée, elle alla voir son père, s'attendant à le trouver mort. Mais dès la porte elle distingua son râle bruyant et monotone, et jugeant inutile d'approcher du lit pour ne point perdre de temps, elle commença à préparer les douillons.
Elle enveloppait les fruits un à un, dans une mince feuille de pâte, puis les alignait au bord de la table.
Quand elle eut fait quarante-huit boules, rangées par douzaines l'une devant l'autre, elle pensa à préparer le souper, et elle accrocha sur le feu sa marmite, pour faire cuire les pommes de terre; car elle avait réfléchi qu'il était inutile d'allumer le four, ce jour-là même, ayant encore le lendemain tout entier pour terminer les préparatifs.
Son homme rentra vers cinq heures. Dès qu'il eut franchi le seuil, il demanda:
- C'est-il fini?
- Point encore: ça gargouille toujours.
Ils allèrent voir. Le vieux était absolument dans le même état. Son souffle rauque, régulier comme un mouvement d'horloge, ne s'était ni accéléré ni ralenti. Il revenait de seconde en seconde, variant un peu de ton, suivant que l'air entrait ou sortait de la poitrine.
Son gendre le regarda, puis il dit:
- I finira sans qu'on y pense, comme une chandelle.
Ils rentrèrent dans la cuisine et, sans parler, se mirent à souper. Quand ils eurent avalé leur soupe, ils mangèrent encore une tartine de beurre, puis, aussitôt les assiettes lavées, rentrèrent dans la chambre de l'agonisant.
La femme, tenant une petite lampe à mèche fumeuse, la promena devant le visage de son père. S'il n'avait pas respiré, on l'aurait cru mort assurément.
Le lit des deux paysans était caché à l'autre bout de la chambre, dans une espèce d'enfoncement. Ils se couchèrent sans dire un mot, éteignirent la lumière, fermèrent les yeux; et bientôt deux ronflements inégaux, l'un plus profond, l'autre plus aigu, accompagnèrent le râle interrompu du mourant.
Les rats couraient dans le grenier.
Le mari s'éveilla dès les premières pâleurs du jour.
Son beau-père vivait encore. Il secoua sa femme, inquiet de la résistance du vieux.
- Dis donc, Phémie, i n' veut point finir. Qué qu' tu f'rais té?
Il la savait de bon conseil.
Elle répondit:
- I n' passera point l' jour, pour sûr. N'y a point n'à craindre. Pour lors que l' maire n'opposera pas qu'on l'enterre tout de même demain, vu qu'on l'a fait pour maître Renard le pé, qu'a trépassé juste aux semences.
Il fut convaincu par l'évidence du raisonnement; et il partit aux champs
Sa femme fit cuire les douillons, puis accomplit toutes les besognes de la ferme.
A midi, le vieux n'était point mort. Les gens de journée loués pour le repiquage des cossards vinrent en groupe considérer l'ancien qui tardait à s'en aller. Chacun dit son mot, puis ils repartirent dans les terres.
A six heures, quand on rentra, le père respirait encore. Son gendre à la fin, s'effraya.
- Qué qu' tu f'rais, à c'te heure, té, Phémie?
Elle ne savait non plus que résoudre. On alla trouver le maire. Il promit qu'il fermerait les yeux et autoriserait l'enterrement le lendemain.
L'officier de santé, qu'on alla voir, s'engagea aussi, pour obliger maître Chicot, à antidater le certificat de décès. L'homme et la femme rentrèrent tranquilles.
Ils se couchèrent et s'endormirent comme la veille mêlant leurs souffles sonores au souffle plus faible du vieux.
Quand ils s'éveillèrent, il n'était point mort.
Alors, ils furent atterrés. Ils restaient debout, au chevet du père, le considérant avec méfiance, comme s'il avait voulu leur jouer un vilain tour, les tromper, les contrarier par plaisir, et ils lui en voulaient surtout du temps qu'il leur faisait perdre.
Le gendre demanda:
- Qué que j'allons faire?
Elle n'en savait rien; elle répondit:
- C'est-i contrariant, tout d' même !
On ne pouvait maintenant prévenir tous les invités, qui allaient arriver sur l'heure. On résolut de les attendre, pour leur expliquer la chose.
Vers sept heures moins dix, les premiers apparurent.
Les femmes en noir, la tête couverte d'un grand voile, s'en venaient d'un air triste. Les hommes, gênés dans leur veste de drap, s'avançaient plus délibérément, deux par deux, en devisant des affaires.
Maître Chicot et sa femme, effarés, les reçurent en se désolant, et tous deux, tout à coup, au même moment, en abordant le premier groupe, se mirent à pleurer. Ils expliquaient l'aventure, contaient leur embarras, offraient des chaises, se remuaient, s'excusaient voulaient prouver que tout le monde aurait fait comme eux, parlaient sans fin, devenus brusquement bavards à ne laisser personne leur répondre.
Ils allaient de l'un à l'autre:
- Je l'aurions point cru; c'est point croyable qu'il aurait duré comme ça!
Les invités interdits, un peu déçus, comme des gens qui manquent une cérémonie attendue, ne savaient que faire, demeuraient assis ou debout. Quelques-uns voulurent s'en aller. Maître Chicot les retint.
- J'allons casser une croûte tout d' même. J'avions fait des douillons; faut bien en profiter.
Les visages s'éclairèrent à cette pensée. On se mit à causer à voix basse. La cour peu à peu s'emplissait; les premiers venus disaient la nouvelle aux nouveaux arrivants. On chuchotait, I'idée de douillons égayant tout le monde.
Les femmes entraient pour regarder le mourant. Elles se signaient auprès du lit, balbutiaient une prière, ressortaient. Les hommes, moins avides de ce spectacle, jetaientun coup d'oeil de la fenêtre qu'on avait ouverte .
Mme Chicot expliquait l'agonie:
- V'là deux jours qu'il est comme ça, ni plus ni moins, ni plus haut ni plus bas. Dirait- on point une pompe qu'a pu d'iau?
Quand tout le monde eut vu l'agonisant, on pensa à la collation, mais comme on était trop nombreux pour tenir dans la cuisine, on sortit la table devant la porte.
Les quatre douzaines de douillons, dorés, appétissants, tiraient les yeux, disposés dans deux grands plats. Chacun avançait le bras pour prendre le sien, craignant qu'il n'y en eût pas assez. Mais il en resta quatre.
Maître Chicot, la bouche pleine, prononça:
- S'i nous véyait, I' pé, ça lui ferait deuil. C'est li qui les aimait d' son vivant.
Un gros paysan jovial déclara:
- I n'en mangera pu, à c't' heure. Chacun son tour.
Cette réflexion, loin d'attrister les invités, sembla les réjouir C'était leur tour, à eux, de manier des boules.
Mme Chicot, désolée de la dépense, allait sans cesse au cellier chercher du cidre. Les brocs se suivaient et se vidaient coup sur coup. On riait maintenant, on parlait fort, on commençait à crier comme on crie dans les repas.
Tout à coup une vieille paysanne qui était restée près du moribond, retenue par une peur avide de cette chose qui lui arriverait bientôt à elle-même, apparut à la fenêtre et cria d'une voix aiguë:
- Il a passé ! Il a passé !
Chacun se tut. Les femmes se levèrent vivement pour aller voir.
Il était mort, en effet. Il avait cessé de râler. Les hommes se regardaient, baissaient les yeux, mal à leur aise. On n'avait pas fini de mâcher les boules. Il avait mal choisi son moment, ce gredin-là.
Les Chicot, maintenant, ne pleuraient plus. C'était fini, ils étaient tranquilles. Ils répétaient:
- J' savions bien qu' ça n' pouvait point durer. Si seulement il avait pu s' décider c'te nuit, ça n'aurait point fait tout ce dérangement.
N'importe, c'était fini. On l'enterrerait lundi, voilà tout, et on remangerait des douillons pour l'occasion.Les invités s'en allèrent en causant de la chose contents tout de même d'avoir vu ça et aussi d'avoir cassé une croûte.
Et quand l'homme et la femme furent demeurés tout seuls, face à face, elle dit, la figure contractée par l'angoisse:
- Faudra tout d' même r'cuire quatre douzaines deboules! Si seulement il avait pu s' décider c'te nuit!
Et le mari, plus résigné, répondit:
- Ça n' serait pas à refaire tous les jours.


6 janvier 1884



VIEUX OBJETS

Ma chère Colette,

Je ne sais si tu te rappelles un vers de M. Sainte-Beuve que nous avons lu ensemble et qui est resté enfoncé dans ma tête ; car il me dit bien des choses, à moi, ce vers ; et il a bien souvent rassuré mon pauvre coeur, depuis quelque temps surtout. Le voici :



Naître, vivre et mourir dans la même maison !


J'y suis maintenant toute seule, dans cette maison où je suis née, où j'ai vécu, et où j'espère mourir. Ce n'est pas gai tous les jours, mais c'est doux ; car je suis là enveloppée de souvenirs.
Mon fils Henry est avocat : il vient me voir deux mois par an. Jeanne habite avec son mari à l'autre bout de la France, et c'est moi qui vais la voir, chaque automne. Je suis donc ici, seule, toute seule, mais entourée d'objets familiers qui sans cesse me parlent des miens, et des morts, et des vivants éloignés.
Je ne lis plus beaucoup, je suis vieille ; mais je songe sans fin, ou plutôt je rêve. Oh ! je ne rêve point à ma façon d'autrefois. Tu te rappelles nos folles imaginations, les aventures que nous combinions dans nos cervelles de vingt ans et tous les horizons de bonheurs entrevus !
Rien de cela ne s'est réalisé : ou plutôt c'est autre chose qui a eu lieu, moins charmant, moins poétique, mais suffisant pour ceux qui savent prendre bravement leur parti de la vie.
Sais-tu pourquoi nous sommes malheureuses si souvent, nous autres femmes ? C'est qu'on nous apprend dans la jeunesse à trop croire au bonheur ! Nous ne sommes jamais élevées avec l'idée de combattre, de lutter, de souffrir. Et, au premier choc, notre coeur se brise. Nous attendons, l'âme ouverte, des cascades d'événements heureux ; il n'en arrive que d'à moitié bons ; et nous sanglotons tout de suite. Le bonheur, le vrai bonheur de nos rêves, j'ai appris à le connaître. Il ne consiste point dans la venue d'une grande félicité, car elles sont bien rares et bien courtes, les grandes félicités, mais il réside simplement dans l'attente infinie d'une suite d'allégresses qui n'arrivent jamais. Le bonheur, c'est l'attente heureuse ; c'est l'horizon d'espérances ; c'est donc l'illusion sans fin. Oui, ma chère, il n'y a de bon que les illusions ; et toute vieille que je suis, je m'en fais encore et chaque jour, seulement elles ont changé d'objet, mes désirs n'étant plus les mêmes. Je te disais donc que je passe à rêver le plus clair de mon temps. Que ferais-je d'autre ? J'ai pour cela deux manières. Je te les donne ; elles te serviront peut-être.
Oh ! la première est bien simple ; elle consiste à m'asseoir devant mon feu, dans un bas fauteuil doux à mes vieux os, et à m'en retourner vers les choses laissées en arrière.
Comme c'est court, une vie ! surtout celles qui se passent tout entières au même endroit :


Naître, vivre et mourir dans la même maison !


Les souvenirs sont massés, serrés ensemble ; et quand on est vieille, il semble parfois qu'il y a à peine dix jours qu'on était jeune. Oui, tout a glissé, comme s'il s'agissait d'une journée : le matin, le midi, le soir ; et la nuit vient, la nuit sans aurore !
En regardant le feu, pendant des heures et des heures, le passé renaît comme si c'était d'hier. On ne sait plus où l'on est ; le rêve vous emporte ; on retraverse son existence entière.
Et souvent j'ai l'illusion d'être fillette, tant il me revient des bouffées d'autrefois, des sensations de jeunesse, des élans même, des battements de coeur, toute cette sève de dix-huit ans ; et j'ai, nettes comme des réalités nouvelles, des visions de choses oubliées.
Oh ! comme je suis surtout traversée par des souvenirs de mes promenades de jeune fille ! Là, sur mon fauteuil, devant mon feu, j'ai retrouvé étrangement l'autre soir un coucher de soleil sur le Mont Saint-Michel, et, tout de suite après, une chasse à cheval dans la forêt d'Uville, avec les odeurs du sable humide et celles des feuilles pleines de rosée, et la chaleur du grand astre plongeant dans l'eau, et la tiédeur mouillée de ses premiers rayons tandis que je galopais dans les taillis. Et tout ce que j'ai pensé alors, mon exaltation poétique devant les lointains infinis de la mer, ma jouissance heureuse et vive au frôlement des branches, mes moindres petites idées, tout, les petits bouts de songe, de désir et de sentiment, tout, tout m'est revenu comme si j'y étais encore, comme si cinquante ans ne s'étaient pas écoulés depuis, qui ont refroidi mon sang et bien changé mes attentes. Mais mon autre manière de revivre l'autrefois est de beaucoup la meilleure.
Tu sais ou tu ne sais pas, ma chère Colette, que dans la maison on ne détruit rien. Nous avons en haut, sous le toit, une grande chambre de débarras, qu'on appelle la "pièce aux vieux objets". Tout ce qui ne sert plus est jeté là. Souvent j'y monte et je regarde autour de moi. Alors je retrouve un tas de riens auxquels je ne pensais plus, et qui me rappellent un tas de choses. Ce ne sont point ces bons meubles amis que nous connaissons depuis l'enfance, et auxquels sont attachés des souvenirs d'événements, de joies ou de tristesses, des dates de notre histoire ; qui ont pris, à force d'être mêlés à notre vie, une sorte de personnalité, une physionomie ; qui sont les compagnons de nos heures douces ou sombres, les seuls compagnons, hélas ! que nous sommes sûrs de ne pas perdre, les seuls qui ne mourront point comme les autres, ceux dont les traits, les yeux aimants, la bouche, la voix sont disparus à jamais. Mais je trouve dans le fouillis des bibelots usés ces vieux petits objets insignifiants qui ont traîné pendant quarante ans à côté de nous sans qu'on les ait jamais remarqués, et qui, quand on les revoit tout à coup, prennent une importance, une signification de témoins anciens. Ils me font l'effet de ces gens qu'on a connus indéfiniment sans qu'ils se soient jamais révélés, et qui, soudain, un soir, à propos de rien, se mettent à bavarder sans fin, à raconter tout leur être et toute leur intimité qu'on ne soupçonnait nullement.
Et je vais de l'un à l'autre avec de légères secousses au coeur. Je me dis : "Tiens, j'ai brisé cela, le soir où Paul est parti pour Lyon", ou bien : "Ah ! voilà la petite lanterne de maman, dont elle se servait pour aller au salut, les soirs d'hiver."
Il y a même là dedans des choses qui ne disent rien, qui viennent de mes grands-parents, des choses donc que personne de vivant aujourd'hui n'a connues, dont personne ne sait l'histoire, les aventures ; dont personne ne se rappelle même les propriétaires. Personne n'a vu les mains qui les ont maniées, ni les yeux qui les ont regardées. Elle me font songer longtemps, celles-là ! Elles me représentent des abandonnées dont les derniers amis sont morts.
Toi, ma chère Colette, tu ne dois guère comprendre tout cela, et tu vas sourire de mes niaiseries, de mes enfantines et sentimentales manies. Tu es une Parisienne, et vous autres Parisiens, vous ne connaissez point cette vie en dedans, ces rabâchages de son propre coeur. Vous vivez en dehors, avec toutes vos pensées au vent. Vivant seule, je ne puis te parler que de moi. En me répondant, parle-moi donc un peu de toi, que je puisse aussi me mettre à ta place, comme tu pourras demain te mettre à la mienne.
Mais tu ne comprendras jamais complètement le vers de M. de Sainte-Beuve :


Naître, vivre et mourir dans la même maison !


Mille baisers, ma vieille amie.

Adélaïde.

31 mars 1882


LES VINGT-CINQ FRANCS DE LA SUPÉRIEURE

Ah ! certes, il était drôle, le père Pavilly, avec ses grandes jambes d'araignée et son petit corps, et ses longs bras, et sa tête en pointe surmontée d'une flamme de cheveux rouges sur le sommet du crâne.
C'était un clown, un clown paysan, naturel, né pour faire des farces, pour faire rire, pour jouer des rôles, des rôles simples puisqu'il était fils de paysan, paysan lui-même, sachant à peine lire. Ah ! oui, le bon Dieu l'avait créé pour amuser les autres, les pauvres diables de la campagne qui n'ont pas de théâtres et de fêtes ; et il les amusait en conscience. Au café, on lui payait des tournées pour le garder, et il buvait intrépidement, riant et plaisantant, blaguant tout le monde sans fâcher personne, pendant qu'on se tordait autour de lui.
Il était si drôle que les filles elles-mêmes ne lui résistaient pas, tant elles riaient, bien qu'il fût très laid. Il les entraînait, en blaguant, derrière un mur, dans un fossé, dans une étable, puis il les chatouillait et les pressait, avec des propos si comiques qu'elles se tenaient les côtes en le repoussant. Alors il gambadait, faisait mine de se vouloir pendre, et elles se tordaient, les larmes aux yeux ; il choisissait un moment et les culbutait avec tant d'à-propos qu'elles y passaient toutes, même celles qui l'avaient bravé, histoire de s'amuser.
Donc, vers la fin de juin il s'engagea, pour faire la moisson, chez maître Le Harivau, près de Rouville. Pendant trois semaines entières il réjouit les moissonneurs, hommes et femmes, par ses farces, tant le jour que la nuit. Le jour on le voyait dans la plaine, au milieu des épis fauchés, on le voyait coiffé d'un vieux chapeau de paille qui cachait son toupet roussâtre, ramassant avec ses longs bras maigres et liant en gerbes le blé jaune ; puis s'arrêtant pour esquisser un geste drôle qui faisait rire à travers la campagne le peuple des travailleurs qui ne le quittait point de l'oeil. La nuit il se glissait, comme une bête rampante, dans la paille des greniers où dormaient les femmes, et ses mains rôdaient, éveillaient des cris, soulevaient des tumultes. On le chassait à coups de sabots et il fuyait à quatre pattes, pareil à un singe fantastique, au milieu des fusées de gaieté de la chambrée tout entière.
Le dernier jour, comme le char des moissonneurs, enrubanné et cornemusant, plein de cris, de chants, de joie et d'ivresse, allait sur la grande route blanche, au pas lent de six chevaux pommelés, conduit par un gars en blouse portant cocarde à sa casquette, Pavilly, au milieu des femmes vautrées, dansait un pas de satyre ivre qui tenait, bouche bée, sur les talus des fermes les petits garçons morveux et les paysans stupéfaits de sa structure invraisemblable.
Tout à coup, en arrivant à la barrière de la ferme de maître Le Harivau, il fit un bond en élevant les bras, mais par malheur il heurta, en retombant, le bord de la longue charrette, culbuta par-dessus, tomba sur la roue et rebondit sur le chemin.
Ses camarades s'élancèrent. Il ne bougeait plus, un oeil fermé, l'autre ouvert, blême de peur, ses grands membres allongés dans la poussière.
Quand on toucha sa jambe droite, il se mit à pousser des cris et, quand on voulut le mettre debout, il s'abattit.
- Je crais ben qu'il a une patte cassée, dit un homme.
Il avait, en effet, une jambe cassée.
Maître Le Harivau le fit étendre sur une table, et un cavalier courut à Rouville pour chercher le médecin, qui arriva une heure après.
Le fermier fut très généreux et annonça qu'il payerait le traitement de l'homme à l'hôpital.
Le docteur emporta donc Pavilly dans sa voiture et le déposa dans un dortoir peint à la chaux où sa fracture fut réduite.
Dès qu'il comprit qu'il n'en mourrait pas et qu'il allait être soigné, guéri, dorloté, nourri à rien faire, sur le dos, entre deux draps, Pavilly fut saisi d'une joie débordante, et il se mit à rire d'un rire silencieux et continu qui montrait ses dents gâtées.
Dès qu'une soeur approchait de son lit, il lui faisait des grimaces de contentement, clignait de l'oeil, tordait sa bouche, remuait son nez qu'il avait très long et mobile à volonté. Ses voisins de dortoir, tout malades qu'ils étaient, ne pouvaient se tenir de rire, et la soeur supérieure venait souvent à son lit pour passer un quart d'heure d'amusement. Il trouvait pour elle des farces plus drôles, des plaisanteries inédites et comme il portait en lui le germe de tous les cabotinages, il se faisait dévot pour lui plaire, parlait du bon Dieu avec des airs sérieux d'homme qui sait les moments où il ne faut plus badiner.
Un jour, il imagina de lui chanter des chansons. Elle fut ravie et revint plus souvent ; puis, pour utiliser sa voix, elle lui apporta un livre de cantiques. On le vit alors assis dans son lit, car il commençait à se remuer, entonnant d'une voix de fausset les louanges de l'Éternel, de Marie et du Saint-Esprit, tandis que la grosse bonne soeur, debout à ses pieds, battait la mesure avec un doigt en lui donnant l'intonation. Dès qu'il put marcher, la supérieure lui offrit de le garder quelque temps de plus pour chanter les offices dans la chapelle, tout en servant la messe et remplissant aussi les fonctions de sacristain. Il accepta. Et pendant un mois entier on le vit, vêtu d'un surplis blanc, et boitillant, entonner les répons et les psaumes avec des ports de tête si plaisants que le nombre des fidèles augmenta, et qu'on désertait la paroisse pour venir à vêpres à l'hôpital.
Mais comme tout finit en ce monde, il fallut bien le congédier quand il fut tout à fait guéri. La supérieure, pour le remercier, lui fit cadeau de vingt-cinq francs.
Dès que Pavilly se vit dans la rue avec cet argent dans sa poche, il se demanda ce qu'il allait faire. Retournerait-il au village ? Pas avant d'avoir bu un coup certainement, ce qui ne lui était pas arrivé depuis longtemps, et il entra dans un café. Il ne venait pas à la ville plus d'une fois ou deux par an, et il lui était resté, d'une de ces visites en particulier, un souvenir confus et enivrant d'orgie.
Donc il demanda un verre de fine qu'il avala d'un trait pour graisser le passage, puis il s'en fit verser un second afin d'en prendre le goût.
Dès que l'eau-de-vie, forte et poivrée, lui eut touché le palais et la langue, réveillant plus vive, après cette longue sobriété, la sensation aimée et désirée de l'alcool qui caresse, et pique, et aromatise, et brûle la bouche, il comprit qu'il boirait la bouteille et demanda tout de suite ce qu'elle valait, afin d'économiser sur le détail. On la lui compta trois francs, qu'il paya ; puis il commença à se griser avec tranquillité.
Il y mettait pourtant de la méthode, voulant garder assez de conscience pour d'autres plaisirs. Donc aussitôt qu'il se sentit sur le point de voir saluer les cheminées il se leva, et s'en alla, enquête d'une maison de filles.
Il la trouva, non sans peine, après l'avoir demandée à un charretier qui ne la connaissait pas, à un facteur qui le renseigna mal, à un boulanger qui se mit à jurer en le traitant de vieux porc, et, enfin, à un militaire qui l'y conduisit obligeamment, en l'engageant à choisir la Reine.
Pavilly, bien qu'il fût à peine midi, entra dans ce lieu de délices où il fut reçu par une bonne qui voulait le mettre à la porte. Mais il la fit rire par une grimace, montra trois francs, prix normal des consommations spéciales du lieu, et la suivit avec peine le long d'un escalier fort sombre qui menait au premier étage.
Quand il fut entré dans une chambre il réclama la venue de la Reine et l'attendit en buvant un nouveau coup au goulot même de sa bouteille.
La porte s'ouvrit, une fille parut. Elle était grande, grasse, rouge, énorme. D'un coup d'oeil sûr, d'un coup d'oeil de connaisseur, elle toisa l'ivrogne écroulé sur un siège et lui dit :
- T'as pas honte à c't'heure-ci ?
Il balbutia :
- De quoi, princesse ?
- Mais de déranger une dame avant qu'elle ait seulement mangé la soupe.
Il voulut rire.
- Y a pas d'heure pour les braves.
- Y a pas d'heure non plus pour se saouler, vieux pot.
Pavilly se fâcha.
- Je sieus pas un pot, d'abord, et puis je sieus pas saoul.
- Pas saoul ?
- Non, je sieus pas saoul.
- Pas saoul, tu pourrais pas seulement te tenir debout.
Elle le regardait avec une colère rageuse de femme dont les compagnes dînent.
Il se dressa.
- Mé, mé, que je danserais une polka.
Et, pour prouver sa solidité, il monta sur la chaise, fit une pirouette et sauta sur le lit où ses gros souliers vaseux plaquèrent deux taches épouvantables.
- Ah ! salaud ! cria la fille.
S'élançant, elle lui jeta un coup de poing dans le ventre, un tel coup de poing que Pavilly perdit l'équilibre, bascula sur les pieds de la couche, fit une complète cabriole, retomba sur la commode entraînant avec lui la cuvette et le pot à l'eau, puis s'écroula par terre en poussant des hurlements.
Le bruit fut si violent et ses cris si perçants que toute la maison accourut, monsieur, madame, la servante et le personnel.
Monsieur, d'abord, voulut ramasser l'homme, mais, dès qu'il l'eut mis debout, le paysan perdit de nouveau l'équilibre, puis se mit à vociférer qu'il avait la jambe cassée, l'autre, la bonne, la bonne !
C'était vrai. On courut chercher un médecin. Ce fut justement celui qui avait soigné Pavilly chez maître Le Harivau.
- Comment, c'est encore vous ? dit-il.
- Oui, m'sieu.
- Qu'est-ce que vous avez ?
- L'autre qu'on m'a cassée itou, m'sieu l'docteur.
- Qu'est-ce qui vous a fait ça, mon vieux ?
- Une femelle donc.
Tout le monde écoutait. Les filles en peignoir, en cheveux, la bouche encore grasse du dîner interrompu, madame furieuse, monsieur inquiet.
- Ça va faire une vilaine histoire, dit le médecin. Vous savez que la municipalité vous voit d'un mauvais oeil. Il faudrait tâcher qu'on ne parlât point de cette affaire-là.
- Comment faire ? demanda monsieur.
- Mais, le mieux serait d'envoyer cet homme à l'hôpital, d'où il sort, d'ailleurs, et de payer son traitement.
Monsieur répondit :
- J'aime encore mieux ça que d'avoir des histoires.
Donc Pavilly, une demi-heure après, rentrait ivre et geignant dans le dortoir d'où il était sorti une heure plus tôt.
La supérieure leva les bras, affligée, car elle l'aimait, et souriante, car il ne lui déplaisait pas de le revoir.
- Eh bien ! mon brave, qu'est-ce que vous avez ?
- L'autre jambe cassée, madame la bonne soeur.
- Ah ! vous êtes donc encore monté sur une voiture de paille, vieux farceur ?
Et Pavilly, confus et sournois, balbutia :
- Non... non... Pas cette fois... pas cette fois... Non... non... C'est point d'ma faute, point d'ma faute... C'est une paillasse qu'en est cause.
Elle ne put en tirer d'autre explication et ne sut jamais que cette rechute était due à ses vingt-cinq francs.


28 mars 1888


LE VOLEUR

"Puisque je vous dis qu'on ne la croira pas.
- Racontez tout de même.
- Je le veux bien. Mais j'éprouve d'abord le besoin de vous affirmer que mon histoire est vraie en tous points, quelque invraisemblable qu'elle paraisse. Les peintres seuls ne s'étonneront point, surtout les vieux qui ont connu cette époque où l'esprit farceur sévissait si bien qu'il nous hantait encore dans les circonstances les plus graves."
Et le vieil artiste se mit à cheval sur une chaise.
Ceci se passait dans la salle à manger d'un hôtel de Barbizon.
Il reprit : "Donc nous avions dîné ce soir-là chez le pauvre Sorieul, aujourd'hui mort, le plus enragé de nous. Nous étions trois seulement : Sorieul, moi et Le Poittevin, je crois ; mais je n'oserais affirmer que c'était lui. Je parle, bien entendu, du peintre de marine Eugène Le Poittevin, mort aussi, et non du paysagiste, bien vivant et plein de talent.
Dire que nous avions dîné chez Sorieul, cela signifie que nous étions gris. Le Poittevin seul avait gardé sa raison, un peu noyée il est vrai, mais claire encore. Nous étions jeunes, en ce temps-là. Etendus sur des tapis, nous discourions extravagamment dans la petite chambre qui touchait à l'atelier. Sorieul, le dos à terre, les jambes sur une chaise, parlait bataille, discourait sur les uniformes de l'Empire, et soudain se levant, il prit dans sa grande armoire aux accessoires une tunique complète de hussard, et s'en revêtit. Après quoi il contraignit Le Poittevin à se costumer en grenadier. Et comme celui-ci résistait, nous l'empoignâmes, et, après l'avoir déshabillé, nous l'introduisîmes dans un uniforme immense où il fut englouti.
Je me déguisai moi-même en cuirassier. Et Sorieul nous fit exécuter un mouvement compliqué. Puis il s'écria : "Puisque nous sommes ce soir des soudards, buvons comme des soudards."
Un punch fut allumé, avalé, puis une seconde fois la flamme s'éleva sur le bol rempli de rhum. Et nous chantions à pleine gueule des chansons anciennes, des chansons que braillaient jadis les vieux troupiers de la grande armée.
Tout à coup Le Poittevin, qui restait, malgré tout, presque maître de lui, nous fit taire, puis, après un silence de quelques secondes, il dit à mi-voix : "Je suis sûr qu'on a marché dans l'atelier." Sorieul se leva comme il put, et s'écria : "Un voleur ! quelle chance !" Puis, soudain, il entonna la Marseillaise :



Aux armes, citoyens !

Et, se précipitant sur une panoplie, il nous équipa, selon nos uniformes. J'eus une sorte de mousquet et un sabre ; Le Poittevin, un gigantesque fusil à baïonnette, et Sorieul, ne trouvant pas ce qu'il fallait, s'empara d'un pistolet d'arçon qu'il glissa dans sa ceinture, et d'une hache d'abordage qu'il brandit. Puis il ouvrit avec précaution la porte de l'atelier, et l'armée entra sur le territoire suspect.
Quand nous fûmes au milieu de la vaste pièce encombrée de toiles immenses, de meubles, d'objets singuliers et inattendus, Sorieul nous dit : "Je me nomme général. Tenons un conseil de guerre. Toi, les cuirassiers, tu vas couper la retraite à l'ennemi, c'est-à-dire donner un tour de clef à la porte. Toi, les grenadiers, tu seras mon escorte."
J'exécutai le mouvement commandé, puis je rejoignis le gros des troupes qui opérait une reconnaissance.
Au moment où j'allais le rattraper derrière un grand paravent, un bruit furieux éclata. Je m'élançai, portant toujours une bougie à la main. Le Poittevin venait de traverser d'un coup de baïonnette la poitrine d'un mannequin dont Sorieul fendait la tête à coups de hache. L'erreur reconnue, le général commanda : "Soyons prudents", et les opérations recommencèrent.
Depuis vingt minutes au moins on fouillait tous les coins et recoins de l'atelier, sans succès, quand Le Poittevin eut l'idée d'ouvrir un immense placard. Il était sombre et profond, j'avançai mon bras qui tenait la lumière, et je reculai stupéfait ; un homme était là, un homme vivant, qui m'avait regardé.
Immédiatement, je refermai le placard à deux tours de clef, et on tint de nouveau conseil.
Les avis étaient très partagés. Sorieul voulait enfumer le voleur. Le Poittevin parlait de le prendre par la famine. Je proposai de faire sauter le placard avec de la poudre.
L'avis de Le Poittevin prévalut ; et, pendant qu'il montait la garde avec son grand fusil, nous allâmes chercher le reste du punch et nos pipes ; puis on s'installa devant la porte fermée, et on but au prisonnier.
Au bout d'une demi-heure, Sorieul dit : "C'est égal, je voudrais bien le voir de près. Si nous nous emparions de lui par la force ?"
Je criai : "Bravo !" Chacun s'élança sur ses armes ; la porte du placard fut ouverte, et Sorieul, armant son pistolet qui n'était pas chargé, se précipita le premier.
Nous le suivîmes en hurlant. Ce fut une bousculade effroyable dans l'ombre ; et après cinq minutes d'une lutte invraisemblable, nous ramenâmes au jour une sorte de vieux bandit à cheveux blancs, sordide et déguenillé.
On lui lia les pieds et les mains, puis on l'assit dans un fauteuil. Il ne prononça pas une parole.
Alors Sorieul, pénétré d'une ivresse solennelle, se tourna vers nous :
"Maintenant nous allons juger ce misérable."
J'étais tellement gris que cette proposition me parut toute naturelle.
Le Poittevin fut chargé de présenter la défense et moi de soutenir l'accusation.
Il fut condamné à mort à l'unanimité moins une voix, celle de son défenseur.
"Nous allons l'exécuter", dit Sorieul. Mais un scrupule lui vint : "Cet homme ne doit pas mourir privé des secours de la religion. Si on allait chercher un prêtre ?" J'objectai qu'il était tard. Alors Sorieul me proposa de remplir cet office ; et il exhorta le criminel à se confesser dans mon sein.
L'homme, depuis cinq minutes, roulait des yeux épouvantés, se demandant à quel genre d'êtres il avait affaire. Alors il articula d'une voix creuse, brûlée par l'alcool "Vous voulez rire, sans doute." Mais Sorieul l'agenouilla de force, et, de crainte que ses parents eussent omis de le faire baptiser, il lui versa sur le crâne un verre de rhum.
Puis il dit :
"Confesse-toi à monsieur ; ta dernière heure a sonné."
Eperdu, le vieux gredin se mit à crier :
"Au secours !" avec une telle force qu'on fut contraint de le bâillonner pour ne pas réveiller tous les voisins. Alors il se roula par terre, ruant et se tordant, renversant les meubles, crevant les toiles. A la fin, Sorieul, impatienté, cria : "Finissons-en." Et visant le misérable étendu par terre, il pressa la détente de son pistolet. Le chien tomba avec un bruit sec. Emporté par l'exemple, je tirai à mon tour. Mon fusil, qui était à pierre, lança une étincelle dont je fus surpris.
Alors Le Poittevin prononça gravement ces paroles : "Avons-nous bien le droit de tuer cet homme ?"
Sorieul, stupéfait, répondit : "Puisque nous l'avons condamné à mort !"
Mais Le Poittevin reprit : "On ne fusille pas les civils, celui-ci doit être livré au bourreau. Il faut le conduire au poste."
L'argument nous parut concluant. On ramassa l'homme, et comme il ne pouvait marcher, il fut placé sur une planche de table à modèle, solidement attaché, et je l'emportai avec Le Poittevin, tandis que Sorieul, armé jusqu'aux dents, fermait la marche.
Devant le poste, la sentinelle nous arrêta. Le chef de poste, mandé, nous reconnut, et, comme chaque jour il était témoin de nos farces, de nos scies, de nos inventions invraisemblables, il se contenta de rire et refusa notre prisonnier.
Sorieul insista : alors le soldat nous invita sévèrement à retourner chez nous sans faire de bruit.
La troupe se remit en route et rentra dans l'atelier. Je demandai : "Qu'allons-nous faire du voleur ?"
Le Poittevin, attendri, affirma qu'il devait être bien fatigué, cet homme. En effet, il avait l'air agonisant, ainsi ficelé, bâillonné, ligaturé sur sa planche.
Je fus pris à mon tour d'une pitié violente, une pitié d'ivrogne, et, enlevant son bâillon, je lui demandai : "Eh bien, mon pauv'vieux, comment ça va-t-il ?"
Il gémit : "J'en ai assez, nom d'un chien !" Alors Sorieul devint paternel. Il le délivra de tous ses liens, le fit asseoir, le tutoya, et, pour le réconforter, nous nous mîmes tous trois à préparer bien vite un nouveau punch. Le voleur, tranquille dans son fauteuil, nous regardait. Quand la boisson fut prête, on lui tendit un verre- nous lui aurions volontiers soutenu la tête, et on trinqua.
Le prisonnier but autant qu'un régiment. Mais, comme le jour commençait à paraître, il se leva, et, d'un air fort calme : "Je vais être obligé de vous
quitter, parce qu'il faut que je rentre chez moi."
Nous fûmes désolés ; on voulut le retenir, mais il se refusa à rester plus longtemps.
Alors on se serra la main, et Sorieul, avec sa bougie, l'éclaira dans le vestibule. en criant : "Prenez garde à la marche sous la porte cochère."
On riait franchement autour du conteur. Il se leva, alluma sa pipe, et il ajouta, en se campant en face de nous .
"Mais le plus drôle de mon histoire c'est qu'elle est vraie."

21 juin 1882



VOYAGE DE NOCE


PERSONNAGES

Mme RIVOIL, cinquante ans.
Mme BEVELIN, soixante ans.


Un salon. - Sur le guéridon un livre ouvert : la Chanson des nouveaux époux, par Mme Juliette Lamber.

Mme RIVOIL. - Ça m'a fait un singulier effet, ce livre. C'est mon poème que je viens de lire, le poème dont j'ai été l'héroïne, il y a trente ans passés. Vous me voyez les yeux rouges, ma chère amie : c'est que je pleure comme une fontaine depuis deux heures ; je pleure tout ce vieux passé, si court, et fini, fini... fini.
Mme BEVELIN. - Pourquoi tant regretter les choses disparues ?
Mme RIVOIL. - Oh ! je ne regrette que celle-ci, mon voyage de noce. Et voilà pourquoi ce livre, la Chanson des nouveaux époux, m'a bouleversée à ce point.
Il n'y a dans la vie qu'un rêve réalisé, celui-là. Songez donc. On part, seule avec lui, quel qu'il soit. On va, seule avec lui, toujours, partout, mêlée à lui, pénétrée d'une délicieuse et inoubliable tendresse. Nous n'avons, dans l'existence, qu'une heure de vraie poésie, celle-là ; qu'une seule illusion, si complète que le réveil a lieu seulement des mois après ; qu'un seul enivrement, si grand que tout disparaît, tout, hormis Lui. Vous me direz que souvent on ne l'aime pas vraiment. Qu'importe ? On ne le sais pas, alors, on croit l'aimer ; et c'est l'amour qu'on aime. Il est l'amour, il est toutes nos illusions visibles, il est toutes nos attentes réalisées ; il est l'espoir saisi ; il est Celui à qui nous allons pouvoir nous dévouer, à qui nous nous sommes données ; il est l'Ami, notre Maître, notre Seigneur, tout.
Notre rêve, à nous femmes, c'est d'aimer, et d'avoir pour nous seules, tout à fait pour nous, dans un incessant tête-à-tête, celui que nous adorons, et qui nous adore aussi, croyons-nous. Pendant ce premier mois tout cela s'accomplit. Mais il n'y a que ce mois-là dans l'existence, pas un autre... pas un autre !
Je l'ai fait, ce voyage d'amour classique que chante Mme Juliette Lamber ; et, ce matin, mon coeur frémissait, bondissait, défaillait en retrouvant là, dans ce livre, tous ces lieux restés chers, les seuls où je fus vraiment heureuse ; et en relisant, trente ans après, les choses qu'il me disait jadis, il me semblait recommencer ce doux passé... J'entendais sa voix, je voyais ses yeux.
Oh ! comme il m'a fait souffrir depuis.
Oui, oui, toute ma vraie joie est enfermée dans mon voyage de noce. Je me le rappelle comme d'hier.
Au lieu de faire comme tous, de partir le soir même pour évaporer en des auberges quelconques ces premières gouttes de bonheur, et gâter, au coudoiement des garçons d'hôtel en tablier blanc et des employés de chemin de fer cette première fraîcheur de l'intimité, ce duvet de l'amour, nous sommes restés tout seuls, en tête à tête, enfermés, embrassés, en une petite maison solitaire à la campagne.
Puis, quand ma tendresse, hésitante, inquiète, troublée d'abord, eut grandi dans ses baisers ; quand cette étincelle que j'avais au coeur fut devenue flamme et me brûla tout entière, il m'emporta à travers ce voyage qui fut un rêve.
Oh ! oui, je me le rappelle !
Je sais d'abord que je restai six jours tout près de lui, dans une chaise de poste qui roulait sur des routes. J'apercevais de temps en temps un morceau de paysage par la portière ; mais ce que je vis le mieux assurément, c'est une moustache blonde et frisée qui s'approchait à tout moment de ma figure.
J'entrai dans une ville dont je ne distinguai rien ; puis je me sentis sur un bateau qui s'en allait vers Naples, paraît-il.
Nous étions debout, côte à côte, sur ce plancher qui se balançait. J'avais une main sur son épaule ; et c'est alors que je commençai à m'apercevoir de ce qui se passait autour de moi.
Nous regardions courir les côtes de la Provence, car c'était la Provence que je venais de traverser. La mer immobile, figée, comme durcie dans une chaleur lourde qui tombait du soleil, s'étalait sous un ciel infini. Les roues battaient l'eau et troublaient son calme sommeil. Et, derrière nous, une longue trace écumeuse, une grande traînée pâle où l'onde remuée moussait comme du champagne, allongeait jusqu'à perte de vue le sillage tout droit du bâtiment.
Soudain, vers l'avant, à quelques brasses de nous seulement, un énorme poisson, un dauphin, bondit hors de l'eau, puis y replongea, la tête la première, et disparut. J'eus peur, je poussai un cri et je me jetai toute saisie sur la poitrine de René. Puis je me mis à rire de ma frayeur et je regardais anxieuse si la bête n'allait plus reparaître. Au bout de quelques secondes, elle jaillit de nouveau comme un gros joujou mécanique. Puis elle retomba, ressortit encore ; puis elles furent deux, puis trois, puis six qui semblaient gambader autour du lourd bateau, faire escorte à leur frère monstrueux, le poisson de bois aux nageoires de fer. Elles passaient à gauche, revenaient à droite du navire, et toujours, tantôt ensemble, tantôt l'une après l'autre, comme dans un jeu, dans une poursuite gaie, elles s'élançaient en l'air par un grand saut qui décrivait une courbe, puis elles replongeaient à la queue leu leu.
Et je battais des mains, ravie à chaque apparition des énormes et souples nageurs. Oh ! ces poissons, ces gros poissons ! J'ai gardé d'eux un souvenir délicieux. Pourquoi ? Je n'en sais rien, rien du tout. Mais ils sont restés là, dans mon regard, dans ma pensée et dans mon coeur.
Tout à coup ils disparurent. Je les aperçus encore une fois, très loin, vers la pleine mer ; puis je ne les vis plus, et je ressentis, pendant une seconde, un chagrin de leur départ.
Le soir venait, un soir calme, doux, radieux, plein de clarté, de paix heureuse. Pas un frisson dans l'air ou sur l'eau ; et ce repos illimité de la mer et du ciel s'étendait à mon âme engourdie, où pas un frisson non plus ne passait. Le grand soleil s'enfonçait doucement là-bas, vers l'Afrique invisible, l'Afrique ! la terre brûlante dont je croyais déjà sentir les ardeurs ; mais une sorte de caresse fraîche, qui n'était cependant pas même apparence de brise, effleura mon visage lorsque l'astre eut disparu.
Ce fut le plus beau soir de ma vie.
Je ne voulus pas rentrer dans notre cabine, où l'on respirait toutes ces horribles odeurs de navire. Nous nous étendîmes tous les deux sur le pont, roulés en des manteaux ; et nous n'avons pas dormi. Oh ! que de rêves ! que de rêves !
Le bruit monotone des roues me berçait, et je regardais sur ma tête ces légions d'étoiles si claires, d'une lumière aiguë, scintillante et comme mouillée, dans ce ciel pur du Midi.
Vers le matin, cependant, je m'assoupis. Des bruits, des voix me réveillèrent. Les matelots, en chantant faisaient la toilette du navire. Et nous nous sommes levés.
Je buvais la saveur de la brume salée, elle me pénétrait jusqu'au bout des doigts. Je regardai l'horizon. Vers l'avant, quelque chose de gris, de confus encore dans l'aube naissante, une sorte d'accumulation de nuages singuliers, pointus, déchiquetés, semblait posée sur la mer.
Puis cela apparut plus distinct, les formes se dessinèrent davantage sur le ciel éclairci : une grande ligne de montagnes cornues et bizarres se levait devant nous, la Corse ! enveloppée dans une sorte de voile léger.
Le capitaine, un vieux petit homme, tanné, séché, raccourci, racorni, rétréci par les vents durs et salés, apparut sur le pont et, d'une voix enrouée par trente ans de commandement, usée par les cris poussés dans les tempêtes, me demanda :
"La sentez-vous, cette gueuse-là ?"
Et je sentais, en effet, une forte, une étrange, une puissante odeur de plantes, d'arômes sauvages.
Le capitaine reprit :
"C'est la Corse qui sent comme ça. Après vingt ans d'absence, je la reconnaîtrais à cinq milles au large. J'en suis, Madame. Lui, là-bas, à Sainte-Hélène, parlait toujours de l'odeur de son pays. Il était de ma famille."
Et le capitaine, ôtant son chapeau, salua la Corse, salua, là-bas dans l'inconnu, l'Empereur, qui était de sa famille.
J'avais envie de pleurer.
Le lendemain, j'étais à Naples ; et je le fis, étape par étape, ce voyage dans le bonheur que raconte le livre de Mme Juliette Lamber.
Je vis, au bras de René, tous ces lieux restés si chers, dont l'écrivain fait un cadre à ses scènes d'amour ; c'est le livre des jeunes époux, celui-là, le livre qu'ils devront emporter là-bas et garder, comme une relique, une fois revenus, le livre qu'elle relira toujours.
Quand je rentrai dans Marseille après ce mois passé dans le bleu, une inexplicable tristesse m'envahit. Je sentais vaguement que c'était fini ; que j'avais fait le tour du bonheur. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

18 août 1882



VOYAGE DE SANTÉ

M. Panard était un homme prudent qui avait peur de tout dans la vie. Il avait peur des tuiles, des chutes, des fiacres, des chemins de fer, de tous les accidents possibles, mais surtout des maladies.
Il avait compris, avec une extrême prévoyance, combien notre existence est menacée sans cesse par tout ce qui nous entoure. La vue d'une marche le faisait penser aux entorses, aux bras et aux jambes cassés, la vue d'une vitre aux affreuses blessures par le verre, la vue d'un chat, aux yeux crevés ; et il vivait avec une prudence méticuleuse, une prudence réfléchie, patiente, complète.
Il disait à sa femme, une brave femme qui se prêtait à ses manies : "Songe, ma bonne, comme il faut peu de chose pour estropier ou pour détruire un homme. C'est effrayant d'y penser. On sort bien portant ; on traverse une rue, une voiture arrive et vous passe dessus ; ou bien on s'arrête cinq minutes sous une porte cochère à causer avec un ami ; et on ne sent pas un petit courant d'air qui vous glisse le long du dos et vous flanque une fluxion de poitrine. Et cela suffit. C'en est fait de vous."
Il s'intéressait d'une façon particulière à l'article Santé publique, dans les journaux ; connaissait le chiffre normal des morts en temps ordinaire, suivant les saisons, la marche et les caprices des épidémies, leurs symptômes, leur durée probable, la manière de les prévenir, de les arrêter, de les soigner. Il possédait une bibliothèque médicale de tous les ouvrages relatifs aux traitements mis à la portée du public par les médecins vulgarisateurs et pratiques.
Il avait cru à Raspail, à l'homéopathie, à la médecine dosimétrique, à la métallothérapie, à l'électricité, au massage, à tous les systèmes qu'on suppose infaillibles, pendant six mois, contre tous les maux. Aujourd'hui, il était un peu revenu de sa confiance, et il pensait avec sagesse que le meilleur moyen d'éviter les maladies consiste à les fuir.
Or, vers le commencement de l'hiver dernier, M. Panard apprit par son journal que Paris subissait une légère épidémie de fièvre typhoïde : une inquiétude aussitôt l'envahit, qui devint, en peu de temps, une obsession. Il achetait, chaque matin, deux ou trois feuilles pour faire une moyenne avec leurs renseignements contradictoires ; et il fut bien vite convaincu que son quartier était particulièrement éprouvé.
Alors il alla voir son médecin pour lui demander conseil. Que devait-il faire ? rester ou s'en aller ? Sur les réponses évasives du docteur, M. Panard conclut qu'il y avait danger et il se résolut au départ. Il rentra donc pour délibérer avec sa femme. Où iraient-ils ?
Il demandait :
"Penses-tu, ma bonne, que Pau soit ce qu'il nous faut ?"
Elle avait envie de voir Nice et répondit :
"0n prétend qu'il y fait assez froid, à cause du voisinage des Pyrénées. Cannes doit être plus sain, puisque les princes d'Orléans y vont."
Ce raisonnement convainquit son mari. Il hésitait encore un peu, cependant.
"Oui, mais la Méditerranée a le choléra depuis deux ans.
- Ah ! mon ami, il n'y est jamais pendant l'hiver. Songe que le monde entier se donne rendez-vous sur cette côte.
- Ça, c'est vrai. Dans tous les cas, emporte des désinfectants et prends soin de faire compléter ma pharmacie de voyage."
Ils partirent un lundi matin. En arrivant à la gare, Mme Panard remit à son mari sa valise personnelle :
"Tiens, dit-elle, voilà tes affaires de santé bien en ordre.
- Merci, ma bonne."
Et ils montèrent dans le train.
Après avoir lu beaucoup d'ouvrages sur les stations hygiéniques de la Méditerranée, ouvrages écrits par les médecins de chaque ville du littoral, et dont chacun exaltait sa plage au détriment des autres, M. Panard, qui avait passé par les plus grandes perplexités, venait enfin de se décider pour Saint-Raphaël, par cette seule raison qu'il avait vu, parmi les noms des principaux propriétaires, ceux de plusieurs professeurs de la Faculté de médecine de Paris.
S'ils habitaient là, c'était assurément que le pays était sain.
Donc il descendit à Saint-Raphaël et se rendit immédiatement dans un hôtel dont il avait lu le nom dans le guide Sarty, qui est le Conty des stations d'hiver de cette côte.
Déjà des préoccupations nouvelles l'assaillaient. Quoi de moins sûr qu'un hôtel, surtout dans ce pays recherché par les poitrinaires ? Combien de malades, et quels malades, ont couché sur ces matelas, dans ces couvertures, sur ces oreillers, laissant aux laines, aux plumes, aux toiles, mille germes imperceptibles venus de leur peau, de leur haleine, de leurs fièvres ? Comment oserait-il se coucher dans ces lits suspects, dormir avec le cauchemar d'un homme agonisant sur la même couche, quelques jours plus tôt ?
Alors une idée l'illumina. Il demanderait une chambre au nord, tout à fait au nord, sans aucun soleil, sûr qu'aucun malade n'aurait pu habiter là.
On lui ouvrit donc un grand appartement glacial, qu'il jugea, au premier coup d'oeil, présenter toute sécurité, tant il semblait froid et inhabitable.
Il y fit allumer du feu. Puis on y monta ses colis.
Il se promenait à pas rapides, de long en large, un peu inquiet à l'idée d'un rhume possible, et il disait à sa femme :
"Vois-tu, ma bonne, le danger de ces pays-ci c'est d'habiter des pièces fraîches, rarement occupées. On y peut prendre des douleurs. Tu serais bien gentille de défaire nos malles."
Elle commençait, en effet, à vider les malles et à emplir les armoires et la commode quand M. Panard s'arrêta net dans sa promenade et se mit à renifler avec force comme un chien qui évente un gibier.
Il reprit, troublé soudain :
"Mais on sent... on sent le malade ici... on sent la drogue... je suis sûr qu'on sent la drogue... certes, il y a eu un... un... un poitrinaire dans cette chambre. Tu ne sens pas, dis, ma bonne ?"
Mme Panard flairait à son tour. Elle répondit :
"Oui, ça sent un peu le... le... je ne reconnais pas bien l'odeur, enfin ça sent le remède."
Il s'élança sur le timbre, sonna ; et quand le garçon parut :
"Faites venir tout de suite le patron, s'il vous plaît."
Le patron vint presque aussitôt, saluant, le sourire aux lèvres.
M. Panard, le regardant au fond des yeux, lui demanda brusquement :
"Quel est le dernier voyageur qui a couché ici ?"
Le maître d'hôtel, surpris d'abord, cherchait à comprendre l'intention, la pensée, ou le soupçon de son client, puis, comme il fallait répondre, et comme personne n'avait couché dans cette chambre depuis plusieurs mois, il dit :
"C'est M. le comte de la Roche-Limonière.
- Ah ! un Français ?
- Non, Monsieur, un .. un... un Belge.
- Ah ! et il se portait bien ?
- Oui, c'est-à-dire non, il souffrait beaucoup en arrivant ici ; mais il est parti tout à fait guéri.
- Ah ! Et de quoi souffrait-il ?
- De douleurs.
- Quelles douleurs ?
- De douleurs... de douleurs de foie.
- Très bien, Monsieur, je vous remercie. Je comptais rester quelque temps ici ; mais je viens de changer d'avis. Je partirai tout à l'heure, avec Mme Panard.
- Mais... Monsieur...
- C'est inutile, Monsieur, nous partirons. Envoyez la note, omnibus, chambre et service."
Le patron, effaré, se retira, tandis que M. Panard disait à sa femme :
"Hein, ma bonne, l'ai-je dépisté ? As-tu vu comme il hésitait... douleurs... douleurs... douleurs de foie... je t'en fiche des douleurs de foie !"

M. et Mme Panard arrivèrent à Cannes à la nuit, soupèrent et se couchèrent aussitôt.
Mais à peine furent-ils au lit, que M. Panard s'écria :
"Hein, l'odeur, la sens-tu, cette fois ? Mais... mais c'est de l'acide phénique, ma bonne... ; on a désinfecté cet appartement."
Il s'élança de sa couche, se rhabilla avec promptitude, et, comme il était trop tard pour appeler personne, il se décida aussitôt à passer la nuit sur un fauteuil. Mme Panard, malgré les sollicitations de son mari, refusa de l'imiter et demeura dans ses draps où elle dormit avec bonheur, tandis qu'il murmurait les reins cassés :
"Quel pays ! quel affreux pays ! Il n'y a que des malades dans tous ces hôtels."
Dès l'aurore, le patron fut mandé.
"Quel est le dernier voyageur qui a habité cet appartement ?
- Le grand-duc de Bade et Magdebourg, Monsieur, un cousin de l'empereur de... de... Russie.
- Ah ! et il se portait bien ?
- Très bien, Monsieur.
- Tout à fait bien ?
- Tout à fait bien.
- Cela suffit, Monsieur l'hôtelier ; Madame et moi nous partons pour Nice à midi.
- Comme il vous plaira, Monsieur."
Et le patron, furieux, se retira, tandis que M. Panard disait à Mme Panard :
"Hein ! quel farceur ! Il ne veut pas même avouer que son voyageur était malade ! malade ! Ah, oui ! malade ! Je te réponds bien qu'il y est mort, celui-là ! Dis, sens-tu l'acide phénique, le sens-tu ?
- Oui, mon ami !
- Quels gredins, ces maîtres d'hôtel ! Pas même malade, son macchabée ! Quels gredins !"
Ils prirent le train d'une heure trente. L'odeur les suivit dans le wagon.
Très inquiet, M. Panard murmurait : "On sent toujours. ça doit être une mesure d'hygiène générale dans le pays. Il est probable qu'on arrose les rues, les parquets et les wagons avec de l'eau phénique par ordre des médecins et des municipalités."
Mais quand ils furent dans l'hôtel de Nice, l'odeur devint intolérable.
Panard, atterré, errait par sa chambre, ouvrant les tiroirs, visitant les coins obscurs, cherchant au fond des meubles. Il découvrit dans l'armoire à glace un vieux journal, y jeta les yeux au hasard, et lut : "Les bruits malveillants qu'on avait fait courir sur l'état sanitaire de notre ville sont dénués de fondement. Aucun cas de choléra n'a été signalé à Nice ou aux environs..."
Il fit un bond et s'écria :
"Madame Panard... Madame Panard.. . c'est le choléra... le choléra... le choléra... j'en étais sûr... Ne défaites pas nos malles... nous retournons à Paris tout de suite... tout de suite."
Une heure plus tard, ils reprenaient le rapide, enveloppés dans une odeur asphyxiante de phénol.
Aussitôt rentré chez lui, Panard jugea bon de prendre quelques gouttes d'un anticholérique énergique et il ouvrit la valise qui contenait ses médicaments. Une vapeur suffocante s'en échappa. Sa fiole d'acide phénique s'était brisée et le liquide répandu avait brûlé tout le dedans du sac.
Alors sa femme, saisie d'un fou rire, s'écria : "Ah !... ah !... ah !... mon ami... le voilà... le voilà, ton choléra !..."


18 avril 1886


LE VOYAGE DU HORLA

J'avais reçu, dans la matinée du 8 juillet, le télégramme que voici : "Beau temps. Toujours mes prédictions. Frontières belges. Départ du matériel et du personnel à midi, au siège social. Commencement des manoeuvres à trois heures. Ainsi donc je vous attends à l'usine à partir de cinq heures. JOVIS."
A cinq heures précises, j'entrais à l'usine à gaz de la Villette. On dirait les ruines colossales d'une ville de cyclopes. D'énormes et sombres avenues s'ouvrent entre les lourds gazomètres alignés l'un derrière l'autre, pareils à des colonnes monstrueuses, tronquées, inégalement hautes et qui portaient sans doute, autrefois, quelque effrayant édifice de fer.
Dans la cour d'entrée, gît le ballon, une grande galette de toile jaune, aplatie à terre, sous un filet. On appelle cela la mise en épervier ; et il a l'air, en effet, d'un vaste poisson pris et mort.
Deux ou trois cents personnes le regardent, assises ou debout, ou bien examinent la nacelle, un joli panier carré, un panier à chair humaine qui porte sur son flanc, en lettres d'or, dans une plaque d'acajou : Le Horla.
On se précipite soudain, car le gaz pénètre enfin dans le ballon par un long tube de toile jaune qui rampe sur le sol, se gonfle, palpite comme un ver démesuré. Mais une autre pensée, une autre image frappent tous les yeux et tous les esprits. C'est ainsi que la nature elle-même nourrit les êtres jusqu'à leur naissance. La bête qui s'envolera tout à l'heure commence à se soulever, et les aides du capitaine Jovis, à mesure que Le Horla grossit, étendent et mettent en place le filet qui le couvre, de façon à ce que la pression soit bien régulière et également répartie sur tous les points.
Cette opération est fort délicate et fort importante ; car la résistance de la toile de coton, si mince, dont est fait l'aérostat, est calculée en raison de l'étendue du contact de cette toile avec le filet aux mailles serrées qui portera la nacelle.
Le Horla, d'ailleurs, a été dessiné par M. Mallet, construit sous ses yeux et par lui. Tout a été fait dans les ateliers de M Jovis, par le personnel actif de la société, et rien au-dehors.
Ajoutons que tout est nouveau dans ce ballon, depuis le vernis jusqu'à la soupape, ces deux choses essentielles de l'aérostation. Il doit rendre la toile impénétrable au gaz, comme les flancs d'un navire sont impénétrables à l'eau. Les anciens vernis à base d'huile de lin avaient double inconvénient de fermenter et de brûler la toile qui, en peu de temps, se déchirait comme du papier.
Les soupapes offraient ce danger de se refermer imparfaitement dès qu'elles avaient été ouvertes et qu'était brisé l'enduit, dit cataplasme, dont on les garnissait. La chute de M. Lhoste, en pleine mer et en pleine nuit, a prouvé, l'autre semaine, l'imperfection du vieux système.
On peut dire que les deux découvertes du capitaine Jovis, celle du vernis principalement, sont d'une valeur inestimable pour l'aérostation.
On en parle d'ailleurs dans la foule, et des hommes, qui semblent être des spécialistes, affirment avec autorité, que nous serons retombés avant les fortifications. Beaucoup d'autres choses encore sont blâmées dans ce ballon d'un nouveau type que nous allons expérimenter avec tant de bonheur et de succès.
Il grossit toujours, lentement. On y découvre de petites déchirures faites pendant le transport ; et on les bouche, selon l'usage, avec des morceaux de journal appliqués sur la toile en les mouillant. Ce procédé d'obstruction inquiète et émeut le public.
Pendant que le capitaine Jovis et son personnel s'occupent des derniers détails, les voyageurs vont dîner à la cantine de l'usine à gaz, selon la coutume établie.
Quand nous ressortons, l'aérostat se balance, énorme et transparent, prodigieux fruit d'or, poire fantastique que mûrissent encore, en la couvrant de feu, les derniers rayons du soleil.
Voici qu'on attache la nacelle, qu'on apporte les baromètres, la sirène que nous ferons gémir et mugir dans la nuit, les deux trompes aussi, et les provisions de bouche, les pardessus, tout le petit matériel que peut contenir, avec les hommes, ce panier volant.
Comme le vent pousse le ballon sur les gazomètres, on doit à plusieurs reprises l'en éloigner pour éviter un acident au départ.
Tout à coup le capitaine Jovis appelle les passagers.
Le lieutenant Mallet grimpe d'abord dans le filet aérien entre la nacelle et l'aérostat, d'où il surveillera, durant toute la nuit, la marche du Horla à travers le ciel, comme l'officier de quart, debout sur la passerelle, surveille la marche du navire.
M. Étienne Beer monte ensuite, pais M. Paul Bessand, puis M, Patrice Eyriès, et puis moi.
Mais l'aérostat est trop chargé pour la longue traversée que nous devons entreprendre, et M Eyriès doit, non sans grand regret, quitter sa place.
M. Jovis, debout sur le bord de la nacelle, prie, en termes fort galants, les dames de s'écarter un peu, car il craint, en s'élevant, de jeter du sable sur leurs chapeaux ; puis il commande : "Lâchez-tout !" et tranchant d'un coup de couteau les cordes qui suspendent autour de nous le lest accessoire qui nous retient à terre, il donne au Horla sa liberté.
En une seconde nous sommes partis. On ne sent rien ; on flotte, on monte, on vole, on plane. Nos amis crient et applaudissent, nous ne les entendons presque plus ; nous ne les voyons qu'à peine. Nous sommes déjà si loin ! si haut ! Quoi ! nous venons de quitter ces gens là-bas ? Est-ce possible ? Sous nous maintenant, Paris s'étale, une plaque sombre bleuâtre, hachée par les rues, et d'où s'élancent de place en place, des dômes, des tours, des flèches ; puis, tout autour, la plaine, la terre que découpent les routes longues, minces et blanches au milieu des champs verts, d'un vert tendre ou foncé, et des bois presque noirs.
La Seine semble un gros serpent roulé, couché immobile, dont on n'aperçoit ni la tête ni la queue ; elle vient de là-bas, elle s'en va là-bas, en traversant Paris, et la terre entière a l'air d'une immense cuvette de prés et de forêts qu'enferme à l'horizon une montagne basse, lointaine et circulaire.
Le soleil qu'on n'apercevait plus d'en bas reparaît pour nous, comme s'il se levait de nouveau, et notre ballon lui-même s'allume dans cette clarté ; il doit paraître un astre à ceux qui nous regardent. M. Mallet, de seconde en seconde, jette dans le vide une feuille de papier à cigarettes et dit tranquillement : "Nous montons, nous montons toujours", tandis que le capitaine Jovis, rayonnant de joie, se frotte les mains en répétant : "Hein ? ce vernis, hein ! ce vernis,"
On ne peut, en effet, apprécier les montées et les descentes qu'en jetant de temps en temps une feuille de papier à cigarettes. Si ce papier, qui demeure, en réalité, suspendu dans l'air, semble tomber comme une pierre, c'est que le ballon monte ; s'il semble au contraire s'envoler au ciel, c'est que le ballon descend.
Les deux baromètres indiquent cinq cents mètres environ, et nous regardons, avec une admiration enthousiaste, cette terre que nous quittons, à laquelle nous ne tenons plus par rien et qui a l'air d'une carte de géographie peinte, d'un plan démesuré de province. Toutes ses rumeurs cependant nous arrivent distinctes, étrangement reconnaissables. On entend surtout le bruit des roues sur les routes, le claquement des fouets, le "hue" des charretiers, le roulement et le sifflement des trains, et les rires des gamins qui courent et jouent sur les places. Chaque fois que nous passons sur un village, ce sont des clameurs enfantines qui dominent tout et montent dans le ciel avec le plus d'acuité.
Des hommes nous appellent ; des locomotives sifflent ; nous répondons avec la sirène qui pousse des gémissements plaintifs, affreux, maigres, vraie voix d'être fantastique errant autour du monde.
Des lumières s'allument de place en place, feux isolés dans les fermes chapelets de gaz dans les villes. Nous allons vers le nord-ouest après avoir plané longtemps sur le petit lac d'Enghien. Une rivière apparaît : c'est l'Oise. Alors nous discutons pour savoir où nous sommes. Cette ville qui brille là-bas, est-ce Creil ou Pontoise ? Si nous étions sur Pontoise, on verrait semble-t-il la jonction de la Seine et de l'Oise ; et puis ce feu, cet énorme feu sur la gauche, n'est-ce pas le haut fourneau de Montataire ?
Nous nous trouvons en vérité sur Creil. Le spectacle est surprenant ; sur la terre, il fait nuit et nous sommes encore dans la lumière, à dix heures passées. Maintenant nous entendons les bruits légers des champs, le double cri des cailles surtout, puis les miaulements des chats et les hurlements des chiens. Certes, les chiens sentent le ballon, le voient et donnent l'alarme. On les entend, par toute la plaine, aboyer contre nous st gémir, comme ils gémissent à la lune. Les boeufs aussi semblent se réveiller dans les étables, car ils mugissent ; toutes les bêtes effrayées s'émeuvent devant ce monstre aérien qui passe.
Et les odeurs du sol montent vers nous délicieuses, odeurs des foins, des fleurs, de la terre verte et mouillée, parfumant l'air, un air léger, si léger, si doux, si savoureux que jamais de ma vie je n'avais respiré avec tant de bonheur. Un bien-être profond, inconnu, m'envahit, bien-être du corps et de l'esprit, fait de nonchalance, de repos infini, d'oubli, d'indifférence à tout et de cette sensation nouvelle de traverser l'espace sans rien sentir de ce qui rend insupportable le mouvement, sans bruit, sans secousses et sans trépidations.
Tantôt nous montons et tantôt nous descendons. De minute en minute, le lieutenant Mallet, suspendu dans sa toile d'araignée, dit au capitaine Jovis : "Nous descendons, jetez une demi-poignée" Et le capitaine, qui cause et rit avec nous, un sac de lest entre ses genoux, prend dans ce sac un peu de sable et le jette par-dessus bord.

Rien n'est plus amusant, plus délicat et plus passionnant que la manoeuvre du ballon. C'est un énorme joujou, libre et docile, qui obéit avec une surprenante sensibilité, mais qui est aussi, et avant tout, l'esclave du vent, auquel nous ne commandons pas.
Une pincée de sable, la moitié d'un journal, quelques gouttes d'eau, les os du poulet qu'on vient de manger, jetés au-dehors, le font monter brusquement.
Le fleuve ou le bois qu'on traverse, nous soufflant un air humide et froid, le fait descendre de deux cents mètres. Sur les blés mûrs il se maintient, et sur les villes il s'élève.
La terre dort maintenant, ou plutôt l'homme dort sur la terre, car les bêtes éveillées annoncent toujours notre approche. De temps en temps le roulement d'un train, nous arrive ou le sifflet de la machine. Sur les lieux habités nous faisons mugir la sirène : et les paysans affolés dans leurs lits doivent se demander en tremblant si c'est l'ange du jugement dernier qui passe.
Mais une odeur de gaz, forte et continue, nous frappe : nous avons rencontré sans doute un courant chaud, et le ballon se gonfle, perdant son sang invisible par le tuyau d'échappement, qu'on nomme appendice et qui se referme de lui-même dès que cesse la dilatation.
Nous montons. La terre déjà ne nous renvoie plus l'écho de nos trompes ; nous avons déjà passé six cents mètres. On n'y voit pas assez pour consulter les instruments, on sait seulement que les feuilles de papier de riz tombent sous nous comme des papillons morts, que nous montons toujours, toujours. On ne distingue plus la terre ; des brumes légères nous en séparent ; et sur nos têtes, le peuple des étoiles scintille.
Mais une lueur naît devant nous, une lueur d'argent qui fait pâlir le ciel ; et soudain, comme si elle s'élevait des profondeurs inconnues de l'horizon inférieur, la lune apparaît sur le bord d'un nuage. Elle semble venue d'en bas, tandis que nous la regardons de très haut, accoudés à notre nacelle comme des spectateurs sur un balcon. Elle se dégage luisante et ronde des nuées qui l'enveloppaient, et elle monte au ciel avec lenteur.
La terre n'est plus, la terre est noyée sous les vapeurs laiteuses qui ressemblent à une mer. Nous sommes donc seuls maintenant avec la lune, dans l'immensité, et la lune a l'air d'un ballon qui voyage en face de nous ; et notre ballon qui reluit a l'air d'une lune plus grosse que l'autre, d'un monde errant au milieu du ciel, au milieu des astres, dans l'étendue infinie. Nous ne parlons plus, nous ne pensons plus, nous ne vivons plus ; nous allons, délicieusement inertes, à travers l'espace L'air qui nous porte a fait de nous des êtres qui lui ressemblent, des êtres muets, joyeux et fous, grisés par cette envolée prodigieuse, étrangement alertes, bien qu'immobiles. On ne sent plus la chair, on ne sent plus les os, on ne sent plus palpiter le coeur, on est devenu quelque chose d'inexprimable, des oiseaux qui n'ont pas même la peine de battre de l'aile.
Tout souvenir a disparu de nos âmes, tout souci a quitté nos pensées, nous n'avons plus de regrets, de projets, ni d'espérances. Nous regardons nous sentons, nous jouissons éperdument de ce voyage fantastique ; rien que la lune et nous dans le ciel ! Nous sommes un monde vagabond, un monde en marche, comme nos soeurs les planètes ; et ce petit monde en marche porte cinq hommes qui ont quitté la terre et l'ont déjà presque oubliée. On y voit maintenant comme en plein jour ; nous nous regardons surpris de cette clarté, car nous n'avons à regarder que nous et quelques nuages d'argent qui flottent plus bas. Les baromètres indiquent douze cents mètres, puis treize, puis quatorze, puis quinze cents ; et les feuilles de papier de riz tombent toujours autour de nous.
Le capitaine Jovis affirme que la lune souvent a fait ainsi s'emballer les aérostats et que le voyage en haut va continuer.
Nous sommes maintenant à deux mille mètres ; nous montons encore à deux mille trois cent cinquante mètres, le ballon enfin s'arrête.
Et nous faisons mugir la sirène, surpris qu'on ne nous réponde point des étoiles.
A présent, nous descendons, très vite, sans nous en douter, M. Mallet crie sans cesse : "Jetez du lest, jetez du lest !" Et le lest qu'on précipite dans le vide, sable et pierres mêlées, nous revient dans la figure, comme s'il remontait, lancé d'en bas vers les astres, tant est rapide notre chute.
Voici la terre !
"Où sommes-nous ? Cette pointe en l'air a duré plus de deux heures. Il est minuit passe et nous traversons un grand pays sec, bien cultivé, plein de routes, très peuplé.
Voici une ville, une grande ville à droite, une autre à gauche plus loin. Mais, tout à coup, à la surface du sol, une lumière éclatante, féerique, s'allume et s'éteint, puis elle reparaît, s'efface de nouveau. Jovis, que grise l'espace, s'écrie : "Regardez, regardez ce phénomène de la lune dans l'eau. On ne peut rien voir de plus beau la nuit."
Rien, en effet, ne peut faire imaginer pareille chose, rien ne peut donner l'idée de l'éclat prodigieux de ces plaques de clarté qui ne sont pas du feu, qui ne semblent pas des reflets, qui naissent brusquement ici ou là et s'éteignent tout aussitôt.
Sur les ruisseaux qui serpentent, ces foyers ardents apparaissent en même temps à chaque détour du cours d'eau ; mais comme le ballon passe aussi vite que le vent, à peine a-t-on le temps de les voir.

Nous sommes maintenant assez près de la terre, et notre ami Beer s'écrie : "Regardez donc ! qu'est-ce qui court là-bas dans ce champ ? N'est-ce pas un chien ?" Quelque chose court en effet sur le sol avec une prodigieuse vitesse, et ce quelque chose semble franchir les fossés, les routes, les arbres avec une telle facilité que nous ne comprenons pas. Le capitaine riait : "C'est l'ombre de notre ballon, dit-il. Elle va grossir à mesure que nous descendrons."
J'entendis distinctement un grand bruit de forges dans le lointain, et comme nous n'avons cessé, durant toute la nuit, de nous diriger sur l'étoile polaire, que j'ai souvent regardée et consultée du pont de mon petit yacht sur la Méditerranée, nous allons indubitablement vers la Belgique.
Notre sirène et nos deux trompes appellent sans discontinuer. Quelques cris nous répondent, cris de charretier qui s'arrête, cri de buveur attardé. Nous hurlons : "Où sommes-nous ?" Mais le ballon va si vite que jamais l'homme effaré n'a le temps de nous répondre. L'ombre grossie du Horla, large comme une balle d'enfant, fuit devant nous, sur les champs, les routes, les blés et les bois. Elle passe, elle passe, nous précédant d'un demi-kilomètre ; et j'écoute à présent, penché hors de la nacelle, le grand bruit du vent dans les arbres et sur les récoltes.
Je dis au capitaine Jovis : "Comme ça souffle !"
Il me répond : "Non, ce sont des chutes d'eau sans doute." J'insiste, sûr de mon oreille qui reconnaît bien, le vent, pour l'avoir entendu si souvent siffler dans les cordages. Alors Jovis me pousse le coude ; il a peur d'émouvoir ses passagers joyeux et tranquilles, car il sait bien qu'un orage nous chasse. Un homme enfin nous a compris, il répond : "Nord."
Un autre nous jette le même mot.
Et soudain une ville considérable, d'après l'étendue de son gaz, se montre juste devant nous. C'est Lille, peut-être. Comme nous approchons d'elle, apparaît sous nous, tout à coup, une si surprenante lave de feu, que je me crois emporté sur un pays fabuleux où on fabrique des pierres précieuses pour les géants.
C'est une briqueterie, paraît-il. En voici d'autres, deux, trois. Les matières en fusion bouillonnent, scintillent, jettent des éclats bleus, rouges, jaunes, verts, des reflets de diamants monstrueux, de rubis, d'émeraudes, de turquoises, de saphirs, de topazes. Et près de là les grandes forges soufflent leur haleine ronflante, pareille à des mugissements de lion apocalyptique ; les hautes cheminées jettent au vent leurs panaches de flammes, et l'on entend des bruits de métal qui roule, de métal qui sonne, de marteaux énormes qui retombent.
"Où sommes-nous ?"
Une voix, voix de farceur ou d'affolé, nous répond :
"Dans un ballon.
- Où sommes-nous ?
- Lille."
Nous ne nous étions point trompés. Déjà on ne voit plus la ville et voici Roubaix sur la droite, puis des champs bien cultivés, réguliers, de tons différents selon les cultures et qui semblent tous jaunes, gris ou bruns dans la nuit. Mais des nuages s'amassent derrière nous, couvrent la lune, tandis qu'à l'Est le ciel s'éclaircit, devient d'un bleu clair avec des reflets rouges. C'est l'aube. Elle grandit vite, nous montrant maintenant tous les petits détails de la terre, les trains, les ruisseaux, les vaches, les chèvres. Et tout cela passe sous nous avec une prodigieuse vitesse ; on n'a pas le temps de regarder, à peine le temps de voir que d'autres prés, d'autres champs, d'autres maisons ont déjà fui. Les coqs chantent, mais la voix des canards domine tout, on dirait que le monde en est peuplé, couvert, tant ils font de bruit.
Les paysans matineux agitent les bras, nous criant : "Laissez-vous tomber." Mais nous allons toujours, sans monter ni descendre, penches au bord de la nacelle et regardant couler l'univers sous nos pieds.
Jovis signale une autre ville, très loin. Elle approche, dominée par des clochers antiques, et ravissante, vue ainsi d'en haut. On discute. Est-ce Courtrai ? Est-ce Gand ?
Déjà nous sommes tout près et nous voyons qu'elle est entourée d'eau, traversée en tous sens par des canaux. On dirait une Venise du Nord. Juste au moment où nous passons sur le beffroi, si près que notre guide-rope, longue corde traînant sous la nacelle, a failli le toucher, le carillon flamand se met à chanter trois heures. Ses sons légers et rapides, doux et clairs, semblent jaillit pour nous de ce mince toit de pierre frôlé dans notre course errante C'est un bonjour charmant, un bonjour ami que nous jette la Flandre. Nous répondons avec la sirène dont l'horrible voix résonne par les rues.
C'était Bruges ; mais à peine l'avions-nous perdue de vue, que mon voisin Paul Bessand me demande : "Ne voyez-vous rien sur la droite et devant vous ? On dirait un fleuve."
Devant nous, en effet, s'étend au loin une ligne lumineuse, sous la clarté de l'aube. Oui, cela a l'air d'un fleuve, d'un immense fleuve, avec des îles dedans.

"Préparons la descente", dit le capitaine. Il fait rentrer dans la nacelle M Mallet toujours perché dans son filet ; puis on serre les baromètres et tous les objets durs qui pourraient nous blesser dans les secousses.
M. Bessand s'écrie : "Mais voilà des mâts de navires à gauche. Nous sommes à la mer."
Des brumes nous l'avaient cachée jusque-là. La mer était partout, à gauche et en face, tandis qu'à notre droite l'Escaut, joint à la Meuse, étendait jusqu'à la mer ses bouches plus vastes qu'un lac.
Il fallait descendre en une minute ou deux.
La corde de la soupape, religieusement enfermée dans un petit sac de toile blanche et placée bien en vue afin qu'elle ne soit touchée par personne, fut deroulée, et M. Mallet la tient en main, tandis que le capitaine Jovis cherche au loin une place favorable.
Derrière nous, le tonnerre gronde et aucun oiseau ne suivrait notre course folle.
"Tirez !" cria Jovis.
Nous passions sur un canal. La nacelle frémit deux fois et s'inclina. Le guide-rope a touché les grands arbres des deux rives.
Mais notre vitesse est telle que la longue corde qui traîne maintenant ne semble pas la ralentir, et nous arrivons, avec une rapidité de boulet sur une grande ferme, dont les poules, les pigeons, les canards effarés s'envolent dans tous les sens, tandis que les veaux, les chats et les chiens fuient, éperdus, vers la maison.
Il nous reste juste un demi-sac de lest. Jovis le jette ; et Le Horla légèrement s'envole par-dessus le toit.
"La soupape !" crie de nouveau le capitaine.
M. Mallet se suspend à la corde et nous descendons comme une flèche.
D'un coup de couteau, l'amarre qui retient l'ancre est coupée, nous la traînons derrière nous dans un grand champ de betteraves.
Voici des arbres.
"Attention ! Cramponnez-vous ! Gare aux têtes !"
Nous passons encore dessus ; puis une forte secousse nous bouscule. L'ancre a mordu.
"Attention ! Tenez-vous bien ! Soulevez-vous à la force des poignets. Nous allons toucher."
La nacelle touche en effet. Et puis s'envole de nouveau. Elle retombe encore, rebondit et, enfin, se pose à terre, tandis que le ballon se débat follement, avec des efforts d'agonisant.
Des paysans accouraient, mais n'osaient point approcher. Ils furent longtemps à se décider avant de venir nous délivrer, car on ne peut mettre pied à terre sans que l'aérostat soit presque complètement dégonflé.
Puis, en même temps que les hommes effarés, dont quelques-uns sautaient d'étonnement avec des gestes de sauvages, toutes les vaches qui paissaient sur les dunes venaient à nous, entourant notre ballon d'un cercle étrange et comique de cornes, de gros yeux et de naseaux soufflants.
Avec l'aide des paysans belges, complaisants et hospitaliers, nous avons pu, en peu de temps, empaqueter tout notre matériel et le porter à la gare de Heyst où nous reprenions à huit heures vingt le train pour Paris.
La descente avait eu lieu à trois heures quinze minutes du matin, ne précédant que de quelques secondes la pluie torrentielle et les éclairs aveuglants de l'orage qui nous chassait devant lui.
Nous avons donc pu, grâce au capitaine Jovis, dont mon confrère Paul Ginisty m'avait depuis longtemps raconté la hardiesse, car ils sont tombés ensemble et volontairement en pleine mer, en face de Menton, nous avons donc pu, en une seule nuit, voir, du haut du ciel, le coucher du soleil, le lever de la lune et le retour du jour et aller de Paris aux bouches de l'Escaut à travers les airs.


16 juillet 1887


YVELINE SAMORIS

La comtesse Samoris.
- Cette dame en noir, là-bas ?
- Elle-même, elle porte le deuil de sa fille qu'elle a tuée.
- Allons donc ! Que me contez-vous là ?
- Une histoire toute simple, sans crime et sans violences.
- Alors quoi ?
- Presque rien. Beaucoup de courtisanes étaient nées pour être des honnêtes femmes, dit-on ; et beaucoup de femmes dites honnêtes pour être courtisanes, n'est-ce pas ? Or, Mme Samoris, née courtisane, avait une fille née honnête femme, voilà tout.
- Je comprends mal.
- Je m'explique.
- La comtesse Samoris est une de ces étrangères à clinquant comme il en pleut des centaines sur Paris, chaque année. Comtesse hongroise ou valaque, ou je ne sais quoi, elle apparut un hiver dans un appartement des Champs-Élysées, ce quartier des aventuriers, et ouvrit ses salons au premier venant, et au premier venu.
J'y allai. Pourquoi ? direz-vous. Je n'en sais trop rien. J'y allai comme nous y allons tous, parce qu'on y joue, parce que les femmes sont faciles et les hommes malhonnêtes. Vous connaissez ce monde de flibustiers à décorations variées, tous nobles, tous titrés, tous inconnus aux ambassades, à l'exception des espions.
Tous parlent de l'honneur à propos de bottes, citent leurs ancêtres, racontent leur vie, hâbleurs, menteurs, filoux, dangereux comme leurs cartes, trompeurs comme leurs noms, l'aristocratie du bagne enfin.
J'adore ces gens-là. Ils sont intéressants à pénétrer, intéressants à connaître, amusants à entendre, souvent spirituels, jamais banals comme des fonctionnaires publics. Leurs femmes sont toujours jolies, avec une petite saveur de coquinerie étrangère, avec le mystère de leur existence passée peut-être à moitié dans une maison de correction. Elles ont en général des yeux superbes et des cheveux invraisemblables. Je les adore aussi.
Mme Samoris est le type de ces aventurières, élégante, mûre et belle encore, charmeuse et féline ; on la sent vicieuse jusque dans les moelles. On s'amusait beaucoup chez elle, on y jouait, on y dansait, on y soupait... enfin on y faisait tout ce qui constitue les plaisirs de la vie mondaine.
Et elle avait une fille, grande, magnifique, toujours joyeuse, toujours prête pour les fêtes, toujours riant à pleine bouche et dansant à corps perdu. Une vrai fille d'aventurière. Mais une innocente, une ignorante, une naïve, qui ne voyait rien, ne savait rien, ne comprenait rien, ne devinait rien de tout ce qui se passait dans la maison paternelle.
- Comment le savez-vous ?
- Comment je le sais ? C'est plus drôle que tout. On sonne un matin chez moi, et mon valet de chambre vint me prévenir que M. Joseph Bonenthal demande à me parler. Je dis aussitôt :
- Qui est ce monsieur ?
Mon serviteur répondit :
- Je ne sais pas trop, Monsieur, c'est peut-être un domestique.
C'était un domestique, en effet, qui voulait entrer chez moi.
- D'où sortez-vous ?
- De chez Mme la comtesse Samoris.
- Ah ! mais ma maison ne ressemble en rien à la sienne.
- Je le sais bien, Monsieur, et voilà pourquoi je voudrais entrer chez Monsieur ; j'en ai assez de ces gens-là ; on y passe, mais on n'y reste pas.
J'avais justement besoin d'un homme, je pris celui-là.
Un mois après, Mlle Yveline Samoris mourait mystérieusement, et voici tous les détails de cette mort que je tiens de Joseph qui les tenait de son amie la femme de chambre de la comtesse.
Le soir d'un bal, deux nouveaux arrivés causaient derrière une porte. Mlle Yveline, qui venait de danser, s'appuya contre cette porte pour avoir un peu d'air. Ils ne la virent pas s'approcher ; elle les entendit. Ils disaient ;
- Mais quel est le père de la jeune personne ?
- Un Russe, paraît-il, le comte Rouvaloff. Il ne voit plus la mère.
- Et le prince régnant aujourd'hui ?
- Ce prince anglais debout contre la fenêtre ; Mme Samoris l'adore. Mais ses adorations ne durent jamais plus d'un mois à six semaines. Du reste, vous voyez que le personnel d'amis est nombreux ; tous sont appelés... et presque tous sont élus. Cela coûte un peu cher ; mais... bast !
- Où a-t-elle pris ce nom de Samoris ?
- Du seul homme peut-être qu'elle ait aimé, un banquier israélite de Berlin qui s'appelait Samuel Morris.
- Bon. Je vous remercie. Maintenant que je suis renseigné, j'y vois clair. Et j'irai droit.
Quelle tempête éclata dans cette cervelle de jeune fille douée de tous les instincts d'une honnête femme ? Quel désespoir bouleversa cette âme simple ? Quelles tortures étreignirent cette joie incessante, ce rire charmant, cet exultant bonheur de vivre ? quel combat se livra dans ce coeur si jeune, jusqu'à l'heure où le dernier invité fut parti ? Voilà ce que Joseph ne pouvait me dire. Mais le soir même, Yveline entra brusquement dans la chambre de sa mère, qui allait se mettre au lit, fit sortir la suivante qui resta derrière la porte, et debout, pâle, les yeux agrandis, elle prononça :
- Maman, voici ce que j'ai entendu tantôt dans le salon.
Et elle raconta mot pour mot le propos que je vous ai dit.
La comtesse, stupéfaite, ne savait d'abord que répondre. Puis elle nia tout avec énergie, inventa une histoire, jura, prit Dieu à témoin.
La jeune fille se retira éperdue, mais non convaincue. Et elle épia.
Je me rappelle parfaitement le changement étrange qu'elle avait subi. Elle était toujours grave et triste ; et plantait sur nous ses grands yeux fixes comme pour lire au fond de nos âmes. Nous ne savions qu'en penser, et on prétendait qu'elle cherchait un mari, soit définitif, soit passager.
Un soir, elle n'eut plus de doute : elle surprit sa mère. Alors froidement, comme un homme d'affaires qui pose les conditions d'un traité, elle dit :
- Voici, maman, ce que j'ai résolu. Nous nous retirerons toutes les deux dans une petite ville ou bien à la campagne ; nous y vivrons sans bruit, comme nous pourrons. Tes bijoux seuls sont une fortune. Si tu trouves à te marier avec quelque honnête homme, tant mieux ; encore plus tant mieux si je trouve aussi. Si tu ne consens pas à cela, je me tuerai.
Cette fois la comtesse envoya coucher sa fille et lui défendit de jamais recommencer cette leçon, malséante en sa bouche.
Yveline répondit :
- Je te donne un mois pour réfléchir. Si dans un mois nous n'avons pas changé d'existence, je me tuerai, puisqu'il ne reste aucune autre issue honorable à ma vie.
Et elle s'en alla.
Au bout d'un mois, on dansait et on soupait toujours dans l'hôtel Samoris.
Yveline alors prétendit qu'elle avait mal aux dents et fit acheter chez un pharmacien voisin quelques gouttes de chloroforme. Le lendemain elle recommença ; elle dut elle-même, chaque fois qu'elle sortait, recueillir des doses insignifiantes du narcotique. Elle en emplit une bouteille.
On la trouva, un matin, dans son lit, déjà froide, avec un masque de coton sur la figure.
Son cercueil fut couvert de fleurs, l'église tendue de blanc. Il y eut foule à la cérémonie funèbre.
Eh bien ! vrai, si j'avais su, - mais on ne sait jamais, - j'aurais peut-être épousé cette fille-là. Elle était rudement jolie.

- Et la mère, qu'est-elle devenue ?
- Oh ! elle a beaucoup pleuré. Elle recommence depuis huit jours seulement à recevoir ses intimes.
- Et qu'a-t-on dit pour expliquer cette mort ?
- On a parlé d'un poêle perfectionné dont le mécanisme s'était dérangé. Des accidents par ces appareils ayant fait grand bruit jadis, il n'y avait rien d'invraisemblable à cela.


20 décembre 1882



YVETTE


I


En sortant du Café Riche, Jean de Servigny dit à Léon Saval:
- Si tu veux, nous irons à pied. Le temps est trop beau pour prendre un fiacre.
Et son ami répondit:
- Je ne demande pas mieux.
Jean reprit:
- Il est à peine onze heures, nous arriverons beaucoup avant minuit, allons donc doucement.
Une cohue agitée grouillait sur le boulevard, cette foule des nuits d'été qui remue, boit, murmure et coule comme un fleuve, pleine de bien-être et de joie. De place en place, un café jetait une grande clarté sur le tas de buveurs assis sur le trottoir devant les petites tables couvertes de bouteilles et de verres, encombrant le passage de leur foule pressée. Et sur la chaussée, les fiacres aux yeux rouges, bleus ou verts, passaient brusquement dans la lueur vive de la devanture illuminée, montrant une seconde la silhouette maigre et trottinante du cheval, le profil élevé du cocher, et le coffre sombre de la voiture. Ceux de l'Urbaine faisaient des taches claires et rapides avec leurs panneaux jaunes frappés par la lumière. Les deux amis marchaient d'un pas lent, un cigare à la bouche, en habit, le pardessus sur le bras, une fleur à la boutonnière et le chapeau un peu sur le côté comme on le porte quelquefois, par nonchalance, quand on a bien dîné et quand la brise est tiède.
Ils étaient liés depuis le collège par une affection étroite, dévouée, solide.
Jean de Servigny, petit, svelte, un peu chauve, un peu frêle, très élégant, la moustache frisée, les yeux clairs, la lèvre fine, était un de ces hommes de nuit qui semblent nés et grandis sur le boulevard, infatigable bien qu'il eût toujours l'air exténué, vigoureux bien que pâle, un de ces minces Parisiens en qui le gymnase, l'escrime, les douches et l'étuve ont mis une force nerveuse et factice. Il était connu par ses noces autant que par son esprit, par sa fortune, par ses relations, par cette sociabilité, cette amabilité, cette galanterie mondaine, spéciales à certains hommes.
Vrai Parisien, d'ailleurs, léger, sceptique, changeant, entraînable, énergique et irrésolu, capable de tout et de rien, égoïste par principe et généreux par élans, il mangeait ses rentes avec modération et s'amusait avec hygiène. Indifférent et passionné, il se laissait aller et se reprenait sans cesse, combattu par des instincts contraires et cédant à tous pour obéir, en définitive, à sa raison de viveur dégourdi dont la logique de girouette consistait à suivre le vent et à tirer profit des circonstances sans prendre la peine de les faire naître.
Son compagnon Léon Saval, riche aussi, était un de ces superbes colosses qui font se retourner les femmes dans les rues. Il donnait l'idée d'un monument fait homme, d'un type de la race, comme ces objets modèles qu'on envoie aux expositions. Trop beau, trop grand, trop large, trop fort, il péchait un peu par excès de tout, par excès de qualités. Il avait fait d'innombrables passions. Il demanda, comme ils arrivaient devant le Vaudeville:
- As-tu prévenu cette dame que tu allais me présenter chez elle?
Servigny se mit à rire.
- Prévenir la marquise Obardi! Fais-tu prévenir un cocher d'omnibus que tu monteras dans sa voiture au coin du boulevard?
Saval, alors, un peu perplexe, demanda:
- Qu'est-ce donc au juste que cette personne?
Et son ami répondit:
- Une parvenue, une rastaquouère, une drôlesse charmante, sortie on ne sait d'où, apparue un jour, on ne sait comment, dans le monde des aventuriers, et sachant y faire figure. Que nous importe d'ailleurs. On dit que son vrai nom, son nom de fille, car elle est restée fille à tous les titres, sauf au titre innocence, est Octavie Bardin, d'où Obardi, en conservant la première lettre du prénom et en supprimant la dernière du nom. C'est d'ailleurs une aimable femme, dont tu seras inévitablement l'amant, toi, de par ton physique. On n'introduit pas Hercule chez Messaline, sans qu'il se produise quelque chose. J'ajoute cependant que si l'entrée est libre en cette demeure, comme dans les bazars, on n'est pas strictement forcé d'acheter ce qui se débite dans la maison. On y tient l'amour et les cartes, mais on ne vous contraint ni à l'un ni aux autres. La sortie aussi est libre.
Elle s'installa dans le quartier de l'Etoile, quartier suspect, voici trois ans, et ouvrit ses salons à cette écume des continents qui vient exercer à Paris ses talents divers, redoutables et criminels.
J'allai chez elle! Comment? Je ne le sais plus. J'y allai, comme nous allons tous là-dedans, parce qu'on y joue, parce que les femmes sont faciles et les hommes malhonnêtes. J'aime ce monde de flibustiers à décorations variées, tous étrangers, tous nobles, tous titrés, tous inconnus à leurs ambassades, à l'exception des espions. Tous parlent de l'honneur à propos de bottes, citent leurs ancêtres à propos de rien, racontent leur vie à propos de tout, hâbleurs, menteurs, filous, dangereux comme leurs cartes, trompeurs comme leurs noms, braves parce qu'il le faut, à la façon des assassins qui ne peuvent dépouiller les gens qu'à la condition d'exposer leur vie. C'est l'aristocratie du bagne, enfin.
Je les adore. Ils sont intéressants à pénétrer, intéressants à connaître, amusants à entendre, souvent spirituels, jamais banals comme des fonctionnaires français. Leurs femmes sont toujours jolies, avec une petite saveur de coquinerie étrangère, avec le mystère de leur existence passée, passée peut-être à moitié dans une maison de correction. Elles ont en général des yeux superbes et des cheveux incomparables, le vrai physique de l'emploi, une grâce qui grise, une séduction qui pousse aux folies, un charme malsain, irrésistible! Ce sont des conquérantes à la façon des routiers d'autrefois, des rapaces, de vraies femelles d'oiseaux de proie. Je les adore aussi. La marquise Obardi est le type de ces drôlesses élégantes. Mûre et toujours belle, charmeuse et féline, on la sent vicieuse jusque dans les moelles. On s'amuse beaucoup chez elle, on y joue, on y danse, on y soupe... on y fait enfin tout ce qui constitue les plaisirs de la vie mondaine.
Léon Saval demanda:
- As-tu été ou es-tu son amant?
Servigny répondit:
- Je ne l'ai pas été, je ne le suis pas et je ne le serai point. Moi, je vais surtout dans la maison pour la fille.
- Ah! Elle a une fille?
- Si elle a une fille! Une merveille, mon cher. C'est aujourd'hui la principale attraction de cette caverne. Grande, magnifique, mûre à point, dix-huit ans, aussi blonde que sa mère est brune, toujours joyeuse, toujours prête pour les fêtes, toujours riant à pleine bouche et dansant à corps perdu. Qui l'aura? ou qui l'a eue? On ne sait pas. Nous sommes dix qui attendons, qui espérons.
Une fille comme ça, entre les mains d'une femme comme la marquise, c'est une fortune. Et elles jouent serré, les deux gaillardes. On n'y comprend rien. Elles attendent peut-être une occasion... meilleure... que moi. Mais, moi, je te réponds bien que je la saisirai... l'occasion, si je la rencontre.
Cette fille, Yvette, me déconcerte absolument, d'ailleurs. C'est un mystère. Si elle n'est pas le monstre d'astuce et de perversité le plus complet que j'aie jamais vu, elle est certes le phénomène d'innocence le plus merveilleux qu'on puisse trouver. Elle vit dans ce milieu infâme avec une aisance tranquille et triomphante, admirablement scélérate ou naïve.
Merveilleux rejeton d'aventurière, poussé sur le fumier de ce monde-là, comme une plante magnifique nourrie de pourritures, ou bien fille de quelque homme de haute race, de quelque grand artiste ou de quelque grand seigneur, de quelque prince ou de quelque roi tombé, un soir, dans le lit de la mère, on ne peut comprendre ce qu'elle est ni ce qu'elle pense. Mais tu vas la voir.
Saval se mit à rire et dit:
- Tu en es amoureux.
- Non. Je suis sur les rangs, ce qui n'est pas la même chose. Je te présenterai d'ailleurs mes coprétendants les plus sérieux. Mais j'ai des chances marquées. J'ai de l'avance, on me montre quelque faveur.
Saval répéta:
- Tu es amoureux.
- Non. Elle me trouble, me séduit et m'inquiète, m'attire et m'effraye. Je me méfie d'elle comme d'un piège, et j'ai envie d'elle comme on a envie d'un sorbet quand on a soif. Je subis son charme et je ne l'approche qu'avec l'appréhension qu'on aurait d'un homme soupçonné d'être un adroit voleur. Près d'elle j'éprouve un entraînement irraisonné vers sa candeur possible et une méfiance très raisonnable contre sa rouerie non moins probable. Je me sens en contact avec un être anormal, en dehors des règles naturelles, exquis ou détestable. Je ne sais pas.
Saval prononça pour la troisième fois:
- Je te dis que tu es amoureux. Tu parles d'elle avec une emphase de poète et un lyrisme de troubadour. Allons, descends en toi, tâte ton cœur et avoue.
Servigny fit quelques pas sans rien répondre, puis reprit:
- C'est possible, après tout. Dans tous les cas, elle me préoccupe beaucoup. Oui, je suis peut-être amoureux. J'y songe trop. Je pense à elle en m'endormant et aussi en me réveillant... c'est assez grave. Son image me suit, me poursuit, m'accompagne sans cesse, toujours devant moi, autour de moi, en moi. Est-ce de l'amour, cette obsession physique? Sa figure est entrée si profondément dans mon regard que je la vois sitôt que je ferme les yeux. J'ai un battement de cœur chaque fois que je l'aperçois, je ne le nie point. Donc je l'aime, mais drôlement. Je la désire avec violence, et l'idée d'en faire ma femme me semblerait une folie une stupidité, une monstruosité. J'ai un peu peur d'elle aussi, une peur d'oiseau sur qui plane un épervier. Et je suis jaloux d'elle encore, jaloux de tout ce que j'ignore dans ce cœur incompréhensible. Et je me demande toujours: "Est-ce une gamine charmante ou une abominable coquine?" Elle dit des choses à faire frémir une armée; mais les perroquets aussi. Elle est parfois imprudente ou impudique à me faire croire à sa candeur immaculée, et parfois naïve, d'une naïveté invraisemblable, à me faire douter qu'elle ait jamais été chaste. Elle me provoque, m'excite comme une courtisane et se garde en même temps comme une vierge. Elle paraît m'aimer et se moque de moi; elle s'affiche en public comme si elle était ma maîtresse et me traite dans l'intimité comme si j'étais son frère ou son valet.
Parfois je m'imagine qu'elle a autant d'amants que sa mère. Parfois je me figure qu'elle ne soupçonne rien de la vie, mais rien, entends-tu?
C'est d'ailleurs une liseuse de romans enragée. Je suis, en attendant mieux, son fournisseur de livres. Elle m'appelle son "bibliothécaire".
Chaque semaine, la Librairie Nouvelle lui adresse, de ma part, tout ce qui a paru, et je crois qu'elle lit tout, pêle-mêle.
Ça doit faire dans sa tête une étrange salade.
Cette bouillie de lecture est peut-être pour quelque chose dans les allures singulières de cette fille. Quand on contemple l'existence à travers quinze mille romans, on doit la voir sous un drôle de jour et se faire, sur les choses, des idées assez baroques.
Quant à moi, j'attends. Il est certain, d'un côté, que je n'ai jamais eu pour aucune femme le béguin que j'ai pour celle-là.
Il est encore certain que je ne l'épouserai pas.
Donc, si elle a eu des amants, j'augmenterai l'addition. Si elle n'en a pas eu, je prends le numéro un, comme au tramway.
Le cas est simple. Elle ne se mariera pas, assurément. Qui donc épouserait la fille de la marquise Obardi, d'Octavie Bardin? Personne, pour mille raisons. Où trouverait-on un mari? Dans le monde? Jamais. La maison de la mère est une maison publique dont la fille attire la clientèle. On n'épouse pas dans ces conditions-là.
Dans la bourgeoisie? Encore moins. Et d'ailleurs la marquise n'est pas femme à faire de mauvaises opérations; elle ne donnerait définitivement Yvette qu'à un homme de grande position, qu'elle ne découvrira pas.
Dans le peuple, alors? Encore moins. Donc, pas d'issue. Cette demoiselle-là n'est ni du monde, ni de la bourgeoisie, ni du peuple, elle ne peut entrer par une union dans aucune de ces classes de la société.
Elle appartient par sa mère, par sa naissance, par son éducation, par son hérédité, par ses manières, par ses habitudes, à la prostitution dorée.
Elle ne peut lui échapper, à moins de se faire religieuse, ce qui n'est guère probable, étant donnés ses manières et ses goûts. Elle n'a donc qu'une profession possible: l'amour. Elle y viendra, à moins qu'elle ne l'exerce déjà. Elle ne saurait fuir sa destinée. De jeune fille elle deviendra fille, tout simplement. Et je voudrais bien être le pivot de cette transformation. J'attends. Les amateurs sont nombreux. Tu verras là un Français, M. de Belvigne; un Russe, appelé le prince Kravalow, et un Italien, le chevalier Valréali, qui ont posé nettement leurs candidatures et qui manœuvrent en conséquence. Nous comptons, en outre, autour d'elle, beaucoup de maraudeurs de moindre importance.
La marquise guette. Mais je crois qu'elle a des vues sur moi. Elle me sait fort riche et elle possède moins les autres.
Son salon est d'ailleurs le plus étonnant que je connaisse dans ce genre d'expositions. On y rencontre même des hommes fort bien, puisque nous y allons, et nous ne sommes pas les seuls. Quant aux femmes, elle a trouvé, ou plutôt elle a trié ce qu'il y a de mieux dans la hotte aux pilleuses de bourses. Où les a-t-elle découvertes, on l'ignore. C'est un monde à côté de celui des vraies drôlesses, à côté de la bohème, à côté de tout. Elle a eu d'ailleurs une inspiration de génie, c'est de choisir spécialement les aventurières en possession d'enfants, de filles principalement. De sorte qu'un imbécile se croirait là chez des honnêtes femmes!
Ils avaient atteint l'avenue des Champs-Elysées. Une brise légère passait doucement dans les feuilles, glissait par moments sur les visages, comme les souffles doux d'un éventail géant balancé quelque part dans le ciel. Des ombres muettes erraient sous les arbres, d'autres, sur les bancs, faisaient une tache sombre. Et ces ombres parlaient très bas, comme si elles se fussent confié des secrets importants ou honteux.
Servigny reprit:
- Tu ne te figures pas la collection de titres de fantaisie qu'on rencontre dans ce repaire.
A ce propos, tu sais que je vais te présenter sous le nom de comte Saval, Saval tout court serait mal vu, très mal vu.
Son ami s'écria:
- Ah! mais non, par exemple. Je ne veux pas qu'on me suppose, même un soir, même chez ces gens-là, le ridicule de vouloir m'affubler d'un titre. Ah! mais non.
Servigny se mit à rire.
- Tu es stupide. Moi, là-dedans, on m'a baptisé le duc de Servigny. Je ne sais ni comment ni pourquoi. Toujours est-il que je suis et que je demeure M. le duc de Servigny, sans me plaindre et sans protester. Ça ne me gêne pas. Sans cela, je serais affreusement méprisé.
Mais Saval ne se laissait point convaincre.
- Toi, tu es noble, ça peut aller. Pour moi, non, je resterai le seul roturier du salon. Tant pis, ou tant mieux. Ce sera mon signe de distinction... et... ma supériorité.
Servigny s'entêtait.
- Je t'assure que ce n'est pas possible, mais pas possible, entends-tu? Cela paraîtrait presque monstrueux. Tu ferais l'effet d'un chiffonnier dans une réunion d'empereurs. Laisse-moi faire, je te présenterai comme le vice-roi du Haut-Mississipi et personne ne s'étonnera. Quand on prend des grandeurs, on n'en saurait trop prendre.
- Non, encore une fois, je ne veux pas.
- Soit. Mais, en vérité, je suis bien sot de vouloir te convaincre. Je te défie d'entrer là-dedans sans qu'on te décore d'un titre comme on donne aux dames des bouquets de violettes au seuil de certains magasins.
Ils tournèrent à droite dans la rue de Berri, montèrent au premier étage d'un bel hôtel moderne, et laissèrent aux mains de quatre domestiques en culotte courte leurs pardessus et leurs cannes. Une odeur chaude de fête, une odeur de fleurs, de parfums, de femmes, alourdissait l'air; et un grand murmure confus et continu venait des pièces voisines qu'on sentait pleines de monde. Une sorte de maître des cérémonies, haut, droit, ventru, sérieux, la face encadrée de favoris blancs, s'approcha du nouveau venu en demandant avec un court et fier salut:
- Qui dois-je annoncer?
Servigny répondit: Monsieur Saval.
Alors, d'une voix sonore, l'homme, ouvrant la porte, cria dans la foule des invités:
- Monsieur le duc de Servigny.
- Monsieur le baron Saval.
Le premier salon était peuplé de femmes. Ce qu'on apercevait d'abord, c'était un étalage de seins nus, au-dessus d'un flot d'étoffes éclatantes.
La maîtresse de maison, debout, causant avec trois amies, se retourna et s'en vint d'un pas majestueux, avec une grâce dans la démarche et un sourire sur les lèvres. Son front étroit, très bas, était couvert d'une masse de cheveux d'un noir luisant, pressés comme une toison, mangeant même un peu des tempes. Elle était grande, un peu trop forte, un peu trop grasse, un peu mûre, mais très belle, d'une beauté lourde, chaude, puissante. Sous ce casque de cheveux, qui faisait rêver, qui faisait sourire, qui la rendait mystérieusement désirable, s'ouvraient des yeux énormes, noirs aussi. Le nez était un peu mince, la bouche grande, infiniment séduisante, faite pour parler et pour conquérir. Son charme le plus vif était d'ailleurs dans sa voix. Elle sortait de cette bouche comme l'eau sort d'une source, si naturelle, si légère, si bien timbrée, si claire, qu'on éprouvait une jouissance physique à l'entendre. C'était une joie pour l'oreille d'écouter les paroles souples couler de là avec une grâce de ruisseau qui s'échappe, et c'était une joie pour le regard de voir s'ouvrir, pour leur donner passage, ces belles lèvres un peu trop rouges. Elle tendit une main à Servigny, qui la baisa, et laissant tomber son éventail au bout d'une chaînette d'or travaillé, elle donna l'autre à Saval, en lui disant:
- Soyez le bienvenu, baron, tous les amis du duc sont chez eux ici.
Puis, elle fixa son regard brillant sur le colosse qu'on lui présentait. Elle avait sur la lèvre supérieure un petit duvet noir, un soupçon de moustache, plus sombre quand elle parlait. Elle sentait bon, une odeur forte, grisante, quelque parfum d'Amérique ou des Indes.
D'autres personnes entraient, marquis, comtes ou princes. Elle dit à Servigny, avec une gracieuseté de mère:
- Vous trouverez ma fille dans l'autre salon. Amusez-vous, messieurs, la maison vous appartient.
Et elle les quitta pour aller aux derniers venus, en jetant à Saval ce coup d'œil souriant et fuyant qu'ont les femmes pour faire comprendre qu'on leur a plu.
Servigny saisit le bras de son ami.
- Je vais te piloter, dit-il. Ici, dans le salon où nous sommes, les femmes, c'est le temple de la Chair, fraîche ou non. Objets d'occasion valant le neuf, et même mieux, cotés cher, à prendre à bail. A gauche, le jeu. C'est le temple de l'Argent. Tu connais ça. Au fond, on danse, c'est le temple de l'Innocence, le sanctuaire, le marché aux jeunes filles. C'est là qu'on expose, sous tous les rapports, les produits de ces dames. On consentirait même à des unions légitimes! C'est l'avenir, l'espérance... de nos nuits. Et c'est aussi ce qu'il y a de plus curieux dans ce musée des maladies morales, ces fillettes dont l'âme est disloquée comme les membres des petits clowns issus de saltimbanques. Allons les voir.
Il saluait à droite, à gauche, galant, un compliment aux lèvres, couvrant d'un regard vif d'amateur chaque femme décolletée qu'il connaissait.
Un orchestre, au fond du second salon, jouait une valse; et ils s'arrêtèrent sur la porte pour regarder. Une quinzaine de couples tournaient; les hommes graves, les danseuses avec un sourire figé sur les lèvres. Elles montraient beaucoup de peau, comme leurs mères; et le corsage de quelques-unes n'étant soutenu que par un mince ruban qui contournait la naissance du bras, on croyait apercevoir, par moments, une tache sombre sous les aisselles.
Soudain, du fond de l'appartement, une grande fille s'élança, traversant tout, heurtant les danseurs, et relevant de sa main gauche la queue démesurée de sa robe. Elle courait à petits pas rapides comme courent les femmes dans les foules, et elle cria:
- Ah! voilà Muscade. Bonjour, Muscade!
Elle avait sur les traits un épanouissement de vie, une illumination de bonheur. Sa chair blanche, dorée, une chair de rousse, semblait rayonner. Et l'amas de ses cheveux, tordus sur sa tête, des cheveux cuits au feu, des cheveux flambants, pesait sur son front, chargeait son cou flexible encore un peu mince.
Elle paraissait faite pour se mouvoir comme sa mère était faite pour parler, tant ses gestes étaient naturels, nobles et simples. Il semblait qu'on éprouvait une joie morale et un bien-être physique à la voir marcher, remuer, pencher la tête, lever le bras. Elle répétait:
- Ah! Muscade, bonjour, Muscade.
Servigny lui secoua la main violemment, comme à un homme, et il lui présenta:
- Mam'zelle Yvette, mon ami le baron Saval.
Elle salua l'inconnu, puis le dévisagea:
- Bonjour, monsieur. Etes-vous tous les jours aussi grand que ça?
Servigny répondit de ce ton gouailleur qu'il avait avec elle, pour cacher ses méfiances et ses incertitudes:
- Non, mam'zelle. Il a pris ses plus fortes dimensions pour plaire à votre maman qui aime les masses.
Et la jeune fille prononça avec un sérieux comique:
- Très bien alors! Mais quand vous viendrez pour moi, vous diminuerez un peu, s'il vous plaît; je préfère les entre-deux. Tenez, Muscade est bien dans mes proportions.
Et elle tendit au dernier venu sa petite main grande ouverte.
Puis elle demanda:
- Est-ce que vous dansez, Muscade? voyons, un tour de valse.
Sans répondre, d'un mouvement rapide, emporté, Servigny lui enlaça la taille, et ils disparurent aussitôt avec une furie de tourbillon.
Ils allaient plus vite que tous, tournaient, tournaient, couraient en pivotant éperdument, liés à ne plus faire qu'un, et le corps droit, les jambes presque immobiles, comme si une mécanique invisible, cachée sous leurs pieds, les eût fait voltiger ainsi.
Ils paraissaient infatigables. Les autres danseurs s'arrêtaient peu à peu. Ils restèrent seuls, valsant indéfiniment. Ils avaient l'air de ne plus savoir où ils étaient, ni ce qu'ils faisaient, d'être partis bien loin du bal, dans l'extase. Et les musiciens de l'orchestre allaient toujours, les regards fixés sur ce couple forcené; et tout le monde le contemplait, et quand il s'arrêta enfin, on applaudit.
Elle était un peu rouge, à présent, avec des yeux étranges, des yeux ardents et timides, moins hardis que tout à l'heure, des yeux troublés, si bleus avec une pupille si noire qu'ils ne semblaient point naturels.
Servigny paraissait gris. Il s'appuya contre une porte pour reprendre son aplomb.
Elle lui dit:
- Pas de tête, mon pauvre Muscade, je suis plus solide que vous.
Il souriait d'un rire nerveux et il la dévorait du regard avec des convoitises bestiales dans l'œil et dans le pli des lèvres.
Elle demeurait devant lui, laissant en plein, sous la vue du jeune homme, sa gorge découverte que soulevait son souffle.
Elle reprit:
- Dans certains moments, vous avez l'air d'un chat qui va sauter sur les gens. Voyons, donnez-moi votre bras, et allons retrouver votre ami.
Sans dire un mot, il offrit son bras, et ils traversèrent le grand salon.
Saval n'était plus seul. La marquise Obardi l'avait rejoint. Elle lui parlait de choses mondaines, de choses banales avec cette voix ensorcelante qui grisait. Et, le regardant au fond de la pensée, elle semblait lui dire d'autres paroles que celles prononcées par sa bouche. Quand elle aperçut Servigny, son visage aussitôt prit une expression souriante et, se tournant vers lui:
- Vous savez, mon cher duc, que je viens de louer une villa à Bougival, pour y passer deux mois. Je compte que vous viendrez m'y voir. Amenez votre ami. Tenez, je m'y installe lundi, voulez-vous venir dîner tous les deux samedi prochain? Je vous garderai toute la journée du lendemain.
Servigny tourna brusquement la tête vers Yvette. Elle souriait, tranquille, sereine, et elle dit avec une assurance qui n'autorisait aucune hésitation:
- Mais certainement que Muscade viendra dîner samedi. Ce n'est pas la peine de le lui demander. Nous ferons un tas de bêtises, à la campagne.
Il crut voir une promesse naître dans son sourire et saisir une intention dans sa voix.
Alors la marquise releva ses grands yeux noirs sur Saval:
- Et vous aussi, baron?
Et son sourire à elle n'était point douteux. Il s'inclina:
- Je serai trop heureux, madame.
Yvette murmura, avec une malice naïve ou perfide:
- Nous allons scandaliser tout le monde, là-bas, n'est-ce pas Muscade? et faire rager mon régiment.
Et d'un coup d'œil elle désignait quelques hommes qui les observaient de loin.
Servigny lui répondit:
- Tant que vous voudrez, mam'zelle.
En lui parlant, il ne prononçait jamais mademoiselle, par suite d'une camaraderie familière.
Et Saval demanda;
- Pourquoi donc Mlle Yvette appelle-t-elle toujours son ami Servigny "Muscade"?
La jeune fille prit un air candide;
- C'est parce qu'il vous glisse toujours dans la main, monsieur. On croit le tenir, on ne l'a jamais.
La marquise prononça d'un ton nonchalant, suivant visiblement une autre pensée et sans quitter les yeux de Saval:
- Ces enfants sont-ils drôles!
Yvette se fâcha:
- Je ne suis pas drôle; je suis franche! Muscade me plaît, et il me lâche toujours, c'est embêtant, cela.
Servigny fit un grand salut.
- Je ne vous quitte plus, mam'zelle, ni jour ni nuit.
Elle eut un geste de terreur:
- Ah! mais non! par exemple! Dans le jour, je veux bien, mais la nuit, vous me gêneriez.
Il demanda avec impertinence:
- Pourquoi ça?
Elle répondit avec une audace tranquille:
- Parce que vous ne devez pas être aussi bien en déshabillé.
La marquise, sans paraître émue, s'écria:
- Mais ils disent des énormités. On n'est pas innocent à ce point.
Et Servigny, d'un ton railleur, ajouta:
- C'est aussi mon avis, marquise.
Yvette fixa les yeux sur lui, et d'un ton hautain, blessé:
- Vous, vous venez de commettre une grossièreté, ça vous arrive trop souvent depuis quelque temps.
Et s'étant retournée, elle appela:
- Chevalier, venez me défendre, on m'insulte.
Un homme maigre, brun, lent dans ses allures, s'approcha:
- Quel est le coupable? dit-il, avec un sourire contraint.
Elle désigna Servigny d'un coup de tête:
- C'est lui; mais je l'aime tout de même plus que vous tous, parce qu'il est moins ennuyeux.
Le chevalier Valréali s'inclina;
- On fait ce qu'on peut. Nous avons peut-être moins de qualités, mais non moins de dévouement.
Un homme s'en venait, ventru, de haute taille, à favoris gris, parlant fort:
- Mademoiselle Yvette, je suis votre serviteur.
Elle s'écria:
- Ah! Monsieur de Belvigne.
Puis, se tournant vers Saval, elle présenta:
- Mon prétendant en titre, grand, gros, riche et bête. C'est comme ça que je les aime. Un vrai tambour-major... de table d'hôte. Tiens, mais vous êtes encore plus grand que lui. Comment est-ce que je vous baptiserai?... Bon! je vous appellerai M. de Rhodes fils, à cause du colosse qui était certainement votre père. Mais vous devez avoir des choses intéressantes à vous dire, vous deux, par-dessus la tête des autres, bonsoir.
Et elle s'en alla vers l'orchestre, vivement, pour prier les musiciens de jouer un quadrille.
Mme Obardi semblait distraite. Elle dit à Servigny d'une voix lente, pour parler:
- Vous la taquinez toujours, vous lui donnerez mauvais caractère, et un tas de vilains défauts.
Il répliqua:
- Vous n'avez donc pas terminé son éducation?
Elle eut l'air de ne pas comprendre et elle continuait à sourire avec bienveillance.
Mais elle aperçut, venant vers elle, un monsieur solennel et constellé de croix, et elle courut à lui:
- Ah! prince, prince, quel bonheur!
Servigny reprit le bras de Saval, et l'entraînant:
- Voilà le dernier prétendant sérieux, le prince Kravalow. N'est-ce pas qu'elle est superbe?
Et Saval répondit:
- Moi je les trouve superbes toutes les deux. La mère me suffirait parfaitement.
Servigny le salua:
- A ta disposition, mon cher.
Les danseurs les bousculaient, se mettant en place pour le quadrille deux par deux et sur deux lignes, face à face.
- Maintenant, allons donc voir un peu les Grecs, dit Servigny.
Et ils entrèrent dans le salon de jeu.
Autour de chaque table un cercle d'hommes debout regardait. On parlait peu, et parfois un petit bruit d'or jeté sur le tapis ou ramassé brusquement, mêlait un léger murmure métallique au murmure des joueurs, comme si la voix de l'argent eût dit son mot au milieu des voix humaines.
Tous ces hommes étaient décorés d'ordres divers, de rubans bizarres et ils avaient une même allure sévère avec des visages différents. On les distinguait surtout à la barbe.
L'Américain roide avec son fer à cheval, l'Anglais hautain avec son éventail de poils ouvert sur la poitrine, l'Espagnol avec sa toison noire lui montant jusqu'aux yeux, le Romain avec cette énorme moustache dont Victor-Emmanuel a doté l'Italie, l'Autrichien avec ses favoris et son menton rasé, un général russe dont la lèvre semblait armée de deux lances de poils roulés, et des Français à la moustache galante révélaient la fantaisie de tous les barbiers du monde.
- Tu ne joues pas? demanda Servigny.
- Non, et toi?
- Jamais ici. Veux-tu partir, nous reviendrons un jour plus calme. Il y a trop de monde aujourd'hui, on ne peut rien faire.
- Allons!
Et ils disparurent sous une portière qui conduisait au vestibule.
Dès qu'ils furent dans la rue, Servigny prononça:
- Eh bien! qu'en dis-tu?
- C'est intéressant, en effet. Mais j'aime mieux le côté femmes que le côté hommes.
- Parbleu. Ces femmes-là sont ce qu'il y a de mieux pour nous dans la race. Ne trouves-tu pas qu'on sent l'amour chez elles, comme on sent les parfums chez un coiffeur. En vérité, ce sont les seules maisons où on s'amuse vraiment pour son argent. Et quelles praticiennes, mon cher! Quelles artistes! As-tu quelquefois mangé des gâteaux de boulanger? Ça a l'air bon, et ça ne vaut rien. L'homme qui les a pétris ne sait faire que du pain. Eh bien! l'amour d'une femme du monde ordinaire me rappelle toujours ces friandises de mitron, tandis que l'amour qu'on trouve chez les marquises Obardi, vois-tu, c'est du nanan. Oh! elles savent faire les gâteaux, ces pâtissières-là! On paie cinq sous chez elles ce qui coûte deux sous ailleurs, et voilà tout.
Saval demanda:
- Quel est le maître de céans en ce moment?
Servigny haussa les épaules avec un geste d'ignorant.
- Je n'en sais rien. Le dernier connu était un pair d'Angleterre, parti depuis trois mois. Aujourd'hui, elle doit vivre sur le commun, sur le jeu peut-être et sur les joueurs, car elle a des caprices. Mais, dis-moi, il est bien entendu que nous allons dîner samedi chez elle, à Bougival, n'est-ce pas? A la campagne, on est plus libre et je finirai bien par savoir ce qu'Yvette a dans la tête!
Saval répondit:
- Moi, je ne demande pas mieux, je n'ai rien à faire ce jour-là.
En redescendant les Champs-Elysées sous le champ de feu des étoiles, ils dérangèrent un couple étendu sur un banc et Servigny murmura:
- Quelle bêtise et quelle chose considérable en même temps. Comme c'est banal, amusant, toujours pareil et toujours varié, l'amour! Et le gueux qui paye vingt sous cette fille ne lui demande pas autre chose que ce que je payerais dix mille francs à une Obardi quelconque, pas plus jeune et pas moins bête que cette rouleuse, peut-être? Quelle niaiserie!
Il ne dit rien pendant quelques minutes, puis il prononça de nouveau:
- C'est égal, ce serait une rude chance d'être le premier amant d'Yvette. Oh! pour cela je donnerais... je donnerais...
Il ne trouva pas ce qu'il donnerait. Et Saval lui dit bonsoir, comme ils arrivaient au coin de la rue Royale.



II


On avait mis le couvert sur la véranda qui dominait la rivière. La villa Printemps, louée par la marquise Obardi, se trouvait à mi-hauteur du coteau, juste à la courbe de la Seine qui venait tourner devant le mur du jardin, coulant vers Marly.
En face de la demeure, l'Ile de Croissy formait un horizon de grands arbres, une masse de verdure, et on voyait un long bout du large fleuve jusqu'au Café flottant de la Grenouillère caché sous les feuillages.
Le soir tombait, un de ces soirs calmes du bord de l'eau, colorés et doux, un de ces soirs tranquilles qui donnent la sensation du bonheur. Aucun souffle d'air ne remuait les branches, aucun frisson de vent ne passait sur la surface unie et claire de la Seine. Il ne faisait pas trop chaud cependant, il faisait tiède; il faisait bon vivre. La fraîcheur bienfaisante des berges de la Seine montait vers le ciel serein.
Le soleil s'en allait derrière les arbres, vers d'autres contrées, et on aspirait, semblait-il, le bien-être de la terre endormie déjà, on aspirait dans la paix de l'espace la vie nonchalante du monde.
Quand on sortit du salon pour s'asseoir à table, chacun s'extasia. Une gaieté attendrie envahit les cœurs; on sentait qu'on serait si bien à dîner là, dans cette campagne, avec cette grande rivière et cette fin de jour pour décors, en respirant cet air limpide et savoureux.
La marquise avait pris le bras de Saval, Yvette celui de Servigny.
Ils étaient seuls tous les quatre.
Les deux femmes semblaient tout autres qu'à Paris, Yvette surtout.
Elle ne parlait plus guère, paraissait alanguie, grave.
Saval, ne la reconnaissant plus, lui demanda:
- Qu'avez-vous donc, mademoiselle? je vous trouve changée depuis l'autre semaine. Vous êtes devenue une personne toute raisonnable.
Elle répondit:
- C'est la campagne qui m'a fait ça. Je ne suis plus la même. Je me sens toute drôle. Moi, d'ailleurs, je ne me ressemble jamais deux jours de suite. Aujourd'hui, j'aurai l'air d'une folle, et demain d'une élégie; je change comme le temps, je ne sais pas pourquoi. Voyez-vous, je suis capable de tout, suivant les moments. Il y a des jours où je tuerais des gens, pas des bêtes, jamais je ne tuerais des bêtes, mais des gens, oui, et puis d'autres jours où je pleure pour un rien. Il me passe dans la tête un tas d'idées différentes. Ça dépend aussi comment on se lève. Chaque matin, en m'éveillant, je pourrais dire ce que je serai jusqu'au soir. Ce sont peut-être nos rêves qui nous disposent comme ça. Ça dépend aussi du livre que je viens de lire.
Elle était vêtue d'une toilette complète de flanelle blanche qui l'enveloppait délicatement dans la mollesse flottante de l'étoffe. Son corsage large, à grands plis, indiquait, sans la montrer, sans la serrer, sa poitrine libre, ferme et déjà mûre. Et son cou fin sortait d'une mousse de grosses dentelles, se penchant par mouvements adoucis, plus blond que sa robe, un bijou de chair, qui portait le lourd paquet de ses cheveux d'or.
Servigny la regardait longuement. Il prononça:
- Vous êtes adorable, ce soir, mam'zelle. Je voudrais vous voir toujours ainsi.
Elle lui dit, avec un peu de sa malice ordinaire:
-Ne me faites pas de déclaration, Muscade. Je la prendrais au sérieux aujourd'hui, et ça pourrait vous coûter cher!
La marquise paraissait heureuse, très heureuse. Tout en noir, noblement drapée dans une robe sévère qui dessinait ses lignes pleines et fortes, un peu de rouge au corsage, une guirlande d'œillets rouges tombant de la ceinture, comme une chaîne, et remontant s'attacher sur la hanche, une rose rouge dans ses cheveux sombres, elle portait dans toute sa personne, dans cette toilette simple où ces fleurs semblaient saigner, dans son regard qui pesait, ce soir-là, sur les gens, dans sa voix lente, dans ses gestes rares, quelque chose d'ardent.
Saval aussi semblait sérieux, absorbé. De temps en temps, il prenait dans sa main, d'un geste familier, sa barbe brune qu'il portait taillée en pointe, à la Henri III, et il paraissait songer à des choses profondes.
Personne ne dit rien pendant quelques minutes.
Puis, comme on passait une truite, Servigny déclara:
- Le silence a quelquefois du bon. On est souvent plus près les uns des autres quand on se tait que quand on parle; n'est-ce pas, marquise?
Elle se retourna un peu vers lui, et répondit:
- Ça, c'est vrai. C'est si doux de penser ensemble à des choses agréables.
Et elle leva son regard chaud vers Saval; et ils restèrent quelques secondes à se contempler, l'œil dans l'œil.
Un petit mouvement presque invisible eut lieu sous la table.
Servigny reprit:
- Mam'zelle Yvette, vous allez me faire croire que vous êtes amoureuse si vous continuez à être aussi sage que ça. Or, de qui pouvez-vous être amoureuse? cherchons ensemble, si vous voulez. Je laisse de côté l'armée des soupirants vulgaires, je ne prends que les principaux: du prince Kravalow?
A ce nom, Yvette se réveilla:
- Mon pauvre Muscade, y songez-vous! Mais le prince a l'air d'un Russe de musée de cire, qui aurait obtenu des médailles dans des concours de coiffure.
- Bon. Supprimons le prince; vous avez donc distingué le vicomte Pierre de Belvigne.
Cette fois, elle se mit à rire et demanda:
- Me voyez-vous pendue au cou de Raisiné (elle le baptisait, selon les jours, Raisiné, Malvoisie, Argenteuil, car elle donnait des surnoms à tout le monde) et lui murmurer dans le nez: Mon cher petit Pierre, ou mon divin Pédro, mon adoré Piétri, mon mignon Pierrot, donne ta bonne grosse tête de toutou à ta chère petite femme qui veut l'embrasser?
Servigny annonça:
- Enlevez le Deux. Reste le chevalier Valréali, que la marquise semble favoriser.
Yvette retrouva toute sa joie:
- Larme-à-l'Œil? mais il est pleureur à la Madeleine. Il suit les enterrements de première classe. Je me crois morte toutes les fois qu'il me regarde.
- Et de trois. Alors vous avez eu le coup de foudre pour le baron Saval, ici présent.
- Pour M. de Rhodes fils, non, il est trop fort. Il me semblerait que j'aime l'arc de triomphe de l'Etoile.
- Alors, mam'zelle, il est indubitable que vous êtes amoureuse de moi, car je suis le seul de vos adorateurs dont nous n'ayons point encoreparlé. Je m'étais réservé, par modestie, et par prudence. Il me reste à vous remercier.
Elle répondit, avec une grâce joyeuse:
- De vous, Muscade? Ah! mais non. Je vous aime bien... Mais, je ne vous aime pas... attendez, je ne veux pas vous décourager. Je ne vous aime pas... encore. Vous avez des chances... peut-être... Persévérez, Muscade, soyez dévoué, empressé, soumis, plein de soins, de prévenances, docile à mes moindres caprices, prêt à tout pour me plaire..., et nous verrons... plus tard.
- Mais mam'zelle, tout ce que vous réclamez là, j'aimerais mieux vous le fournir après qu'avant, si ça ne vous faisait rien.
Elle demanda d'un air ingénu de soubrette:
- Après quoi?... Muscade?
- Après que vous m'aurez montré que vous m'aimez parbleu!
- Eh bien! faites comme si je vous aimais, et croyez-le si vous voulez...
- Mais, c'est que...
- Silence, Muscade, en voilà assez sur ce sujet.
Il fit le salut militaire et se tut.
Le soleil s'était enfoncé derrière l'île, mais tout le ciel demeurait flamboyant comme un brasier, et l'eau cal ne du fleuve semblait changée en sang. Les reflets de l'horizon rendaient rouges les maisons, les objets, les gens. Et la rose écarlate dans les cheveux de la marquise avait l'air d'une goutte de pourpre tombée des nuages sur sa tête.
Yvette regardant au loin, sa mère posa, comme par mégarde, sa main nue sur la main de Saval; mais la jeune fille alors ayant fait un mouvement, la main de la marquise s'envola d'un geste rapide et vint rajuster quelque chose dans les replis de son corsage.
Servigny, qui les regardait, prononça:
- Si vous voulez, mam'zelle, nous irons faire un tour dans l'île après dîner?
Elle fut joyeuse de cette idée:
- Oh! oui; ce sera charmant; nous irons tout seuls, n'est-ce pas, Muscade?
- Oui, tout seuls, mam'zelle.
Puis on se tut de nouveau.
Le large silence de l'horizon, le somnolent repos du soir engourdissaient les cœurs, les corps, les voix. Il est des heures tranquilles, des heures recueillies où il devient presque impossible de parler.
Les valets servaient sans bruit. L'incendie du firmament s'éteignait et la nuit lente déployait ses ombres sur la terre. Saval demanda:
- Avez-vous l'intention de demeurer longtemps dans ce pays?
Et la marquise répondit en appuyant sur chaque parole:
- Oui. Tant que j'y serai heureuse.
Comme on n'y voyait plus, on apporta les lampes. Elles jetèrent sur la table une étrange lumière pâle sous la grande obscurité de l'espace; et aussitôt une pluie de mouches tomba sur la nappe. C'étaient de toutes petites mouches qui se brûlaient en passant sur les cheminées de verre, puis, les ailes et les pattes grillées, poudraient le linge, les plats, les coupes, d'une sorte de poussière grise et sautillante.
On les avalait dans le vin, on les mangeait dans les sauces, on les voyait remuer sur le pain. Et toujours on avait le visage et les mains chatouillés par la foule innombrable et volante de ces insectes menus.
Il fallait jeter sans cesse les boissons, couvrir les assiettes, manger en cachant les mets avec des précautions infinies.
Ce jeu amusait Yvette, Servigny prenant soin d'abriter ce qu'elle portait à sa bouche, de garantir son verre, d'étendre sur sa tête, comme un toit, sa serviette déployée. Mais la marquise, dégoûtée, devint nerveuse, et la fin du dîner fut courte.
Yvette, qui n'avait point oublié la proposition de Servigny, lui dit:
- Nous allons dans l'île, maintenant.
Sa mère recommanda d'un ton languissant:
- Surtout, ne soyez pas longtemps. Nous allons, d'ailleurs, vous conduire jusqu'au passeur.
Et on partit, toujours deux par deux, la jeune fille et son ami allant devant, sur le chemin de halage. Ils entendaient, derrière eux, la marquise et Saval qui parlaient bas, très bas, très vite. Tout était noir, d'un noir épais, d'un noir d'encre. Mais le ciel fourmillant de grains de feu, semblait les semer dans la rivière, car l'eau sombre était sablée d'astres.
Les grenouilles maintenant coassaient, poussant, tout le long des berges, leurs notes roulantes et monotones.
Et d'innombrables rossignols jetaient leur chant léger dans l'air calme.
Yvette, tout à coup, demanda:
- Tiens! mais on ne marche plus, derrière nous. Où sont-ils?
Et elle appela:
- Maman!
Aucune voix ne répondit. La jeune fille reprit:
- Ils ne peuvent pourtant pas être loin, je les entendais tout de suite.
Servigny murmura:
- Ils ont dû retourner. Votre mère avait froid, peut-être.
Et il l'entraîna.
Devant eux, une lumière brillait. C'était l'auberge de Martinet, restaurateur et pêcheur. A l'appel des promeneurs, un homme sortit de la maison et ils montèrent dans un gros bateau amarré au milieu des herbes de la rive.
Le passeur prit ses avirons, et la lourde barque, avançant, réveillait les étoiles endormies sur l'eau, leur faisait danser une danse éperdue qui se calmait peu à peu derrière eux.
Ils touchèrent l'autre rivage et descendirent sous les grands arbres. Une fraîcheur de terre humide flottait sous les branches hautes et touffues, qui paraissaient porter autant de rossignols que de feuilles.
Un piano lointain se mit à jouer une valse populaire.
Servigny avait pris le bras d'Yvette, et, tout doucement, il glissa la main derrière sa taille et la serra d'une pression douce.
- A quoi pensez-vous, dit-il?
- Moi? à rien. Je suis très heureuse!
- Alors vous ne m'aimez point?
- Mais oui, Muscade, je vous aime, je vous aime beaucoup; seulement, laissez-moi tranquille avec ça. Il fait trop beau pour écouter vos balivernes.
Il la serrait contre lui, bien qu'elle essayât, par petites secousses, de se dégager, et, à travers la flanelle moelleuse et douce au toucher, il sentait la tiédeur de sa chair. Il balbutia:
- Yvette?
- Eh bien, quoi?
- C'est que je vous aime, moi.
- Vous n'êtes pas sérieux, Muscade.
- Mais oui: voilà longtemps que je vous aime.
Elle tentait toujours de se séparer de lui, s'efforçant de retirer son bras écrasé entre leurs deux poitrines. Et ils marchaient avec peine, gênés par ce lien et par ces mouvements, zigzaguant comme des gens gris.
Il ne savait plus que lui dire, sentant bien qu'on ne parle pas à une jeune fille comme à une femme, troublé, cherchant ce qu'il devait faire, se demandant si elle consentait ou si elle ne comprenait pas, et se courbaturant l'esprit pour trouver les paroles tendres, justes, décisives qu'il fallait.
Il répétait de seconde en seconde:
- Yvette! Dites, Yvette!
Puis, brusquement, à tout hasard, il lui jeta un baiser sur la joue. Elle fit un petit mouvement d'écart, et, d'un air fâché:
- Oh! que vous êtes ridicule. Allez-vous me laisser tranquille?
Le ton de sa voix ne révélait point ce qu'elle pensait, ce qu'elle voulait; et, ne la voyant pas trop irritée, il appliqua ses lèvres à la naissance du cou, sur le premier duvet doré des cheveux, à cet endroit charmant qu'il convoitait depuis si longtemps.
Alors elle se débattit avec de grands sursauts pour s'échapper. Mais il la tenait vigoureusement, et lui jetant son autre main sur l'épaule il lui fit de force tourner la tête vers lui, et lui vola sur la bouche une caresse affolante et profonde.
Elle glissa entre ses bras par une rapide ondulation de tout le corps, plongea le long de sa poitrine, et, sortie vivement de son étreinte, elle disparut dans l'ombre avec un grand froissement de jupes, pareil au bruit d'un oiseau qui s'envole.
Il demeura d'abord immobile, surpris par cette souplesse et par cette disparition, puis n'entendant plus rien, il appela à mi-voix:
- Yvette!
Elle ne répondit pas. Il se mit à marcher, fouillant les ténèbres de l'œil, cherchant dans les buissons la tache blanche que devait faire sa robe. Tout était noir. II cria de nouveau plus fort:
- Mam'zelle Yvette!
Les rossignols se turent.
Il hâtait le pas, vaguement inquiet, haussant toujours le ton:
- Mam'zelle Yvette! Mam'zelle Yvette!
Rien; il s'arrêta, écouta. Toute l'île était silencieuse; à peine un frémissement de feuilles sur sa tête. Seules, les grenouilles continuaient leurs coassements sonores sur les rives.
Alors il erra de taillis en taillis, descendant aux berges droites et broussailleuses du bras rapide, puis retournant aux berges plates et nues du bras mort. Il s'avança jusqu'en face de Bougival, revint à l'établissement de la Grenouillère, fouilla tous les massifs, répétant toujours:
-Mam'zelle Yvette, où êtes-vous? Répondez! C'était une farce! Voyons, répondez! Ne me faites pas chercher comme ça!
Une horloge lointaine se mit à sonner. Il compta les coups: minuit. Il parcourait l'île depuis deux heures. Alors il pensa qu'elle était peut-être rentrée, et il revint très anxieux, faisant le tour par le pont.
Un domestique, endormi sur un fauteuil, attendait dans le vestibule.
Servigny, l'ayant réveillé, lui demanda:
- Y a-t-il longtemps que Mlle Yvette est revenue? Je l'ai quittée au bout du pays parce que j'avais une visite à faire.
Et le valet répondit:
- Oh! oui, monsieur le duc. Mademoiselle est rentrée avant dix heures.
Il gagna sa chambre et se mit au lit.
Il demeurait les yeux ouverts, sans pouvoir dormir. Ce baiser volé l'avait agité. Et il songeait. Que voulait-elle? que pensait-elle? que savait-elle? Comme elle était jolie, enfiévrante!
Ses désirs, fatigués par la vie qu'il menait, par toutes les femmes obtenues, par toutes les amours explorées, se réveillaient devant cette enfant singulière, si fraîche, irritante et inexplicable.
Il entendit sonner une heure, puis deux heures. Il ne dormirait pas, décidément. Il avait chaud, il suait, il sentait son cœur rapide battre à ses tempes, et il se leva pour ouvrir la fenêtre.
Un souffle frais entra, qu'il but d'une longue aspiration. L'ombre épaisse était muette, toute noire, immobile. Mais soudain, il aperçut devant lui, dans les ténèbres du jardin, un point luisant; on eût dit un petit charbon rouge. Il pensa: "Tiens, un cigare. - Ça ne peut être que Saval", et il l'appela doucement:
- Léon!
Une voix répondit:
- C'est toi, Jean?
- Oui. Attends-moi, je descends.
Il s'habilla, sortit, et, rejoignant son ami qui fumait, à cheval sur une chaise de fer:
- Qu'est-ce que tu fais là, à cette heure?
Saval répondit:
- Moi, je me repose!
Et il se mit à rire.
Servigny lui serra la main:
- Tous mes compliments, mon cher. Et moi je... je m'embête.
- Ça veut dire que...
- Ça veut dire que... Yvette et sa mère ne se ressemblent pas.
- Que s'est-il passé? Dis-moi ça!
Servigny raconta ses tentatives et leur insuccès, puis il reprit:
- Décidément, cette petite me trouble. Figure-toi que je n'ai pas pu m'endormir. Que c'est drôle, une fillette. Ça a l'air simple comme tout et on ne sait rien d'elle. Une femme qui a vécu, qui a aimé, qui connaît la vie, on la pénètre très vite. Quand il s'agit d'une vierge, au contraire, on ne devine plus rien. Au fond, je commence à croire qu'elle se moque de moi.
Saval se balançait sur son siège. Il prononça très lentement:
- Prends garde, mon cher, elle te mène au mariage. Rappelle-toi d'illustres exemples. C'est par le même procédé que Mlle de Montijo, qui était au moins de bonne race, devint impératrice. Ne joue pas les Napoléon.
Servigny murmura:
- Quant à ça, ne crains rien, je ne suis ni un naïf, ni un empereur. Il faut être l'un ou l'autre pour faire de ces coups de tête. Mais dis-moi, as-tu sommeil, toi?
- Non, pas du tout.
- Veux-tu faire un tour au bord de l'eau?
- Volontiers.
Ils ouvrirent la grille et se mirent à descendre le long de la rivière, vers Marly.
C'était l'heure fraîche qui précède le jour, l'heure du grand sommeil, du grand repos, du calme profond. Les bruits légers de la nuit eux-mêmes s'étaient tus. Les rossignols ne chantaient plus; les grenouilles avaient fini leur vacarme; seule, une bête inconnue, un oiseau peut-être, faisait quelque part une sorte de grincement de scie, faible, monotone, régulier comme un travail de mécanique.
Servigny, qui avait par moments de la poésie et aussi de la philosophie, dit tout à coup:
- Voilà. Cette fille me trouble tout à fait. En arithmétique, un et un font deux. En amour, un et un devraient faire un, et ça fait deux tout de même. As-tu jamais senti cela, toi? Ce besoin d'absorber une femme en soi ou de disparaître en elle? Je ne parle pas du besoin bestial d'étreinte, mais de ce tourment moral et mental de ne faire qu'un avec un être, d'ouvrir à lui toute son âme, tout son cœur et de pénétrer toute sa pensée jusqu'au fond. Et jamais on ne sait rien de lui, jamais on ne découvre toutes les fluctuations de ses volontés, de ses désirs, de ses opinions. Jamais on ne devine, même un peu, tout l'inconnu, tout le mystère d'une âme qu'on sent si proche, d'une âme cachée derrière deux yeux qui vous regardent, clairs comme de l'eau, transparents comme si rien de secret n'était dessous, d'une âme qui vous parle par une bouche aimée, qui semble à vous, tant on la désire; d'une âme qui vous jette une à une, par des mots, ses pensées, et qui reste cependant plus loin de vous que ces étoiles ne sont loin l'une de l'autre, plus impénétrable que ces astres! C'est drôle, tout ça!
Saval répondit:
- Je n'en demande pas tant. Je ne regarde pas derrière les yeux. Je me préoccupe peu du contenu, mais beaucoup du contenant.
Et Servigny murmura:
- C'est égal, Yvette est une singulière personne. Comment va-t-elle me recevoir ce matin?
Comme ils arrivaient à la Machine de Marly, ils s'aperçurent que le ciel pâlissait.
Des coqs commençaient à chanter dans les poulaillers; et leur voix arrivait, un peu voilée par l'épaisseur des murs. Un oiseau pépiait dans un parc, à gauche, répétant sans cesse une petite ritournelle d'une simplicité naïve et comique.
- Il serait temps de rentrer, déclara Saval.
Ils revinrent. Et comme Servigny pénétrait dans sa chambre, il aperçut l'horizon tout rose par sa fenêtre demeurée ouverte.
Alors il ferma sa persienne, tira et croisa ses lourds rideaux, se coucha et s'endormit enfin.
Il rêva d'Yvette tout le long de son sommeil.
Un bruit singulier le réveilla. Il s'assit en son lit, écouta, n'entendit plus rien. Puis, ce fut tout à coup contre ses auvents un crépitement pareil à celui de la grêle qui tombe.
Il sauta du lit, courut à sa fenêtre, l'ouvrit et aperçut Yvette, debout dans l'allée et qui lui jetait à pleine main des poignées de sable dans la figure.
Elle était habillée de rose, coiffée d'un chapeau de paille à larges bords surmonté d'une plume à la mousquetaire, et elle riait d'une façon sournoise et maligne:
- Eh bien! Muscade, vous dormez? Qu'est-ce que vous avez bien pu faire cette nuit pour vous réveiller si tard? Est-ce que vous avez couru les aventures, mon pauvre Muscade?
Il demeurait ébloui par la clarté violente du jour entrée brusquement dans son œil, encore engourdi de fatigue, et surpris de la tranquillité railleuse de la jeune fille.
Il répondit:
- Me v'là, me v'là, mam'zelle. Le temps de mettre le nez dans l'eau et je descends.
Elle cria:
- Dépêchez-vous, il est dix heures. Et puis j'ai un grand projet à vous communiquer, un complot que nous allons faire. Vous savez qu'on déjeune à onze heures.
Il la trouva assise sur un banc, avec un livre sur les genoux, un roman quelconque. Elle lui prit le bras familièrement, amicalement, d'une façon franche et gaie comme si rien ne s'était passé la veille, et l'entraînant au bout du jardin:
- Voilà mon projet. Nous allons désobéir à maman, et vous me mènerez tantôt à la Grenouillère. Je veux voir ça, moi. Maman dit que les honnêtes femmes ne peuvent pas aller dans cet endroit-là. Moi, ça m'est bien égal, qu'on puisse y aller ou pas aller. Vous m'y conduirez n'est-ce pas, Muscade? et nous ferons beaucoup de tapage avec les canotiers.
Elle sentait bon, sans qu'il pût déterminer quelle odeur vague et légère voltigeait autour d'elle. Ce n'était pas un des lourds parfums de sa mère mais un souffle discret où il croyait saisir un soupçon de poudre d'iris peut-être aussi un peu de verveine.
D'où venait cette senteur insaisissable? de la robe des cheveux ou de la peau? Il se demandait cela, et, comme elle lui parlait de très près il recevait en plein visage son haleine fraîche qui lui semblait aussi délicieuse à respirer. Alors il pensa que ce fuyant parfum qu'il cherchait à reconnaître n'existait peut-être qu'évoqué par ses yeux charmés et n'était qu'une sorte d'émanation trompeuse de cette grâce jeune et séduisante.
Elle disait:
- C'est entendu, n'est-ce pas, Muscade?... Comme il fera très chaud après déjeuner, maman ne voudra pas sortir. Elle est très molle quand il fait chaud. Nous la laisserons avec votre ami et vous m'emmènerez. Nous serons censés monter dans la forêt. Si vous saviez comme ça m'amusera de voir la Grenouillère!
Ils arrivaient devant la grille, en face de la Seine. Un flot de soleil tombait sur la rivière endormie et luisante. Une légère brume de chaleur s'en élevait, une fumée d'eau évaporée qui mettait sur la surface du fleuve une petite vapeur miroitante.
De temps en temps, un canot passait, yole rapide ou lourd bachot, et on entendait au loin des sifflets courts ou prolongés, ceux des trains qui versent, chaque dimanche, le peuple de Paris dans la campagne des environs, et ceux des bateaux à vapeur qui préviennent de leur approche pour passer l'écluse de Marly.
Mais une petite cloche sonna.
On annonçait le déjeuner. Ils rentrèrent.
Le repas fut silencieux. Un pesant midi de juillet écrasait la terre, oppressait les êtres. La chaleur semblait épaisse, paralysait les esprits et les corps. Les paroles engourdies ne sortaient point des lèvres, et les mouvements semblaient pénibles comme si l'air fût devenu résistant, plus difficile à traverser.
Seule, Yvette, bien que muette, paraissait animée, nerveuse d'impatience.
Dès qu'on eût fini le dessert elle demanda:
- Si nous allions nous promener dans la forêt. Il ferait joliment bon sous les arbres.
La marquise, qui avait l'air exténué, murmura:
- Es-tu folle? Est-ce qu'on peut sortir par un temps pareil?
Et la jeune fille, rusée, reprit:
- Eh bien! nous allons te laisser le baron, pour te tenir compagnie. Muscade et moi, nous grimperons la côte et nous nous assoirons sur l'herbe pour lire.
Et se tournant vers Servigny:
- Hein? C'est entendu?
Il répondit:
- A votre service, mam'zelle.
Elle courut prendre son chapeau.
La marquise haussa les épaules en soupirant:
- Elle est folle, vraiment.
Puis elle tendit avec une paresse, une fatigue dans son geste amoureux et las, sa belle main pâle au baron qui la baisa lentement.
Yvette et Servigny partirent. Ils suivirent d'abord la rive, passèrent le pont, entrèrent dans l'île, puis s'assirent sur la berge, du côté du bras rapide, sous les saules, car il était trop tôt encore pour aller à la Grenouillère.
La jeune fille aussitôt tira un livre de sa poche et dit en riant:
- Muscade, vous allez me faire la lecture.
Et elle lui tendit le volume.
Il eut un mouvement de fuite.
- Moi, mam'zelle? mais je ne sais pas lire!
Elle reprit avec gravité:
- Allons, pas d'excuses, pas de raisons. Vous me faites encore l'effet d'un joli soupirant, vous? Tout pour rien, n'est-ce pas? C'est votre devise?
Il reçut le livre, l'ouvrit, resta surpris. C'était un traité d'entomologie. Une histoire des fourmis par un auteur anglais. Et comme il demeurait immobile, croyant qu'elle se moquait de lui, elle s'impatienta:
- Voyons, lisez, dit-elle.
Il demanda:
- Est-ce une gageure ou bien une simple toquade?
- Non, mon cher, j'ai vu ce livre-là chez un libraire. On m'a dit que c'était ce qu'il y avait de mieux sur les fourmis, et j'ai pensé que ce serait amusant d'apprendre la vie de ces petites bêtes en les regardant courir dans l'herbe, lisez.
Elle s'étendit tout du long, sur le ventre, les coudes appuyés sur le sol et la tête entre les mains, les yeux fixés dans le gazon.
Il lut:
"Sans doute les singes anthropoïdes sont, de tous les animaux, ceux qui se rapprochent le plus de l'homme par leur structure anatomique; mais si nous considérons les mœurs des fourmis, leur organisation en sociétés, leurs vastes communautés, les maisons et les routes qu'elles construisent, leur habitude de domestiquer des animaux, et même parfois de faire des esclaves, nous sommes forcés d'admettre qu'elles ont droit à réclamer une place près de l'homme dans l'échelle de l'intelligence..."
Et il continua d'une voix monotone, s'arrêtant de temps en temps pour demander:
- Ce n'est pas assez?
Elle faisait "non" de la tête; et ayant cueilli, à la pointe d'un brin d'herbe arraché, une fourmi errante, elle s'amusait à la faire aller d'un bout à l'autre de cette tige, qu'elle renversait dès que la bête atteignait une des extrémités. Elle écoutait avec une attention concentrée et muette tous les détails surprenants sur la vie de ces frêles animaux, sur leurs installations souterraines, sur la manière dont elles élèvent, enferment et nourrissent des pucerons pour boire la liqueur sucrée qu'ils sécrètent, comme nous élevons des vaches en nos étables, sur leur coutume de domestiquer des petits insectes aveugles qui nettoient les fourmilières, et d'aller en guerre pour ramener des esclaves qui prendront soin des vainqueurs, avec tant de sollicitude que ceux-ci perdront même l'habitude de manger tout seuls.
Et peu à peu, comme si une tendresse maternelle s'était éveillée en son cœur pour la bestiole si petiote et si intelligente, Yvette la faisait grimper sur son doigt, la regardant d'un œil ému, avec une envie de l'embrasser.
Et comme Servigny lisait la façon dont elles vivent en communauté, dont elles jouent entre elles en des luttes amicales de force et d'adresse,la jeune fille enthousiasmée voulut baiser l'insecte qui lui échappa et se mit à courir sur sa figure. Alors elle poussa un cri perçant comme si elle eût été menacée d'un danger terrible, et, avec des gestes affolés, elle se frappait la joue pour rejeter la bête. Servigny, pris d'un fou rire, la cueillit près des cheveux et mit à la place où il l'avait prise un long baiser sans qu'Yvette éloignât son front.
Puis elle déclara en se levant:
- J'aime mieux ça qu'un roman. Allons à la Grenouillère, maintenant.
Ils arrivèrent à la partie de l'île plantée en parc et ombragée d'arbres immenses. Des couples erraient sous les hauts feuillages, le long de la Seine, où glissaient les canots. C'étaient des filles avec des jeunes gens, des ouvrières avec leurs amants qui allaient en manches de chemise, la redingote sur le bras, le haut chapeau en arrière, d'un air pochard et fatigué, des bourgeois avec leurs familles, les femmes endimanchées et les enfants trottinant comme une couvée de poussins autour de leurs parents.
Une rumeur lointaine et continue de voix humaines, une clameur sourde et grondante annonçait l'établissement cher aux canotiers.
Ils l'aperçurent tout à coup. Un immense bateau, coiffé d'un toit, amarré contre la berge, portait un peuple de femelles et de mâles attablés et buvant ou bien debout, criant, chantant, gueulant, dansant, cabriolant au bruit d'un piano geignard, faux et vibrant comme un chaudron.
De grandes filles en cheveux roux, étalant, par devant et par derrière, la double provocation de leur gorge et de leur croupe, circulaient, l'œil accrochant, la lèvre rouge, aux trois quarts grises, des mots obscènes à la bouche.
D'autres dansaient éperdument en face de gaillards à moitié nus, vêtus d'une culotte de toile et d'un maillot de coton, et coiffés d'une toque de couleur, comme des jockeys.
Et tout cela exhalait une odeur de sueur et de poudre de riz, des émanations de parfumerie et d'aisselles.
Les buveurs, autour des tables, engloutissaient des liquides blancs, rouges, jaunes, verts et criaient, vociféraient sans raison, cédant à un besoin violent de faire du tapage, à un besoin de brutes d'avoir les oreilles et le cerveau pleins de vacarme.
De seconde en seconde un nageur, debout sur le toit, sautait à l'eau, jetant une pluie d'éclaboussures sur les consommateurs les plus proches, qui poussaient des hurlements de sauvages.
Et sur le fleuve une flotte d'embarcations passait. Les yoles longues et minces filaient, enlevées à grands coups d'aviron par les rameurs aux bras nus, dont les muscles roulaient sous la peau brûlée. Les canotières en robe de flanelle bleue ou de flanelle rouge, une ombrelle, rouge ou bleue aussi, ouverte sur la tête, éclatante sous l'ardent soleil, serenversaient dans leur fauteuil à l'arrière des barques, et semblaient courir sur l'eau, dans une pose immobile et endormie.
Des bateaux plus lourds s'en venaient lentement, chargés de monde. Un collégien en goguette, voulant faire le, beau, ramait avec des mouvements d'ailes de moulin, et se heurtait à tous les canots, dont tous les canotiers l'engueulaient, puis il disparaissait éperdu, après avoir failli noyer deux nageurs, poursuivi par les vociférations de la foule entassée dans le grand café flottant.
Yvette, radieuse, passait au bras de Servigny au milieu de cette foule bruyante et mêlée, semblait heureuse de ces coudoiements suspects, dévisageait les filles d'un œil tranquille et bienveillant.
- Regardez celle-là, Muscade, quels jolis cheveux elle a! Elles ont l'air de s'amuser beaucoup.
Comme la pianiste, un canotier vêtu de rouge et coiffé d'une sorte de colossal chapeau parasol en paille, attaquait une valse, Yvette saisit brusquement son compagnon par les reins et l'enleva avec cette furie qu'elle mettait à danser. Ils allèrent si longtemps et si frénétiquement que tout le monde les regardait. Les consommateurs, debout sur les tables, battaient une sorte de mesure avec leurs pieds; d'autres heurtaient les verres; et le musicien semblait devenir enragé, tapait les touches d'ivoire avec des bondissements de la main, des gestes fous de tout le corps, en balançant éperdument sa tête abritée de son immense couvre-chef.
Tout d'un coup il s'arrêta, et, se laissant glisser par terre, s'affaissa tout du long sur le sol, enseveli sous sa coiffure comme s'il était mort de fatigue. Un grand rire éclata dans le café et tout le monde applaudit.
Quatre amis se précipitèrent comme on fait dans les accidents, et, ramassant leur camarade, l'emportèrent par les quatre membres, après avoir posé sur son ventre l'espèce de toit dont il se coiffait.
Un farceur les suivant entonna le De Profundis, et une procession se forma derrière le faux mort, se déroulant par les chemins de l'île, entraînant à la suite les consommateurs, les promeneurs, tous les gens qu'on rencontrait.
Yvette s'élança, ravie, riant de tout son cœur, causant avec tout le monde, affolée par le mouvement et le bruit. Des jeunes gens la regardaient au fond des yeux, se pressaient contre elle, très allumés, semblaient la flairer, la dévêtir du regard; et Servigny commençait à craindre que l'aventure ne tournât mal à la fin.
La procession allait toujours, accélérant son allure, car les quatre porteurs avaient pris le pas de course, suivis par la foule hurlante. Mais, tout à coup, ils se dirigèrent vers la berge, s'arrêtèrent net en arrivant au bord, balancèrent un instant leur camarade, puis, le lâchant tous les quatre en même temps, le lancèrent dans la rivière.
Un immense cri de joie jaillit de toutes les bouches, tandis que le pianiste, étourdi, barbotait, jurait, toussait, crachait de l'eau, et, embourbé dans la vase, s'efforçait de remonter au rivage.
Son chapeau, qui s'en allait au courant, fut rapporté par une barque.
Yvette dansait de plaisir en battant des mains et répétant:
- Oh! Muscade, comme je m'amuse, comme je m'amuse!
Servigny l'observait, redevenu sérieux, un peu gêné, un peu froissé de la voir si bien à son aise dans ce milieu canaille. Une sorte d'instinct se révoltait en lui, cet instinct du comme il faut qu'un homme bien né garde toujours, même quand il s'abandonne, cet instinct qui l'écarte des familiarités trop viles et des contacts trop salissants.
Il se disait, s'étonnant:
- Bigre, tu as de la race, toi!
Et il avait envie de la tutoyer vraiment, comme il la tutoyait dans sa pensée, comme on tutoie, la première fois qu'on les voit, les femmes qui sont à tous. Il ne la distinguait plus guère des créatures à cheveux roux qui les frôlaient et qui criaient, de leurs voix enrouées, des mots obscènes. Ils couraient dans cette foule; ces mots grossiers, courts et sonores, semblaient voltiger au-dessus, nés là dedans comme des mouches sur un fumier. Ils ne semblaient ni choquer, ni surprendre personne. Yvette ne paraissait point les remarquer.
- Muscade, je veux me baigner, dit-elle, nous allons faire une pleine eau.
Il répondit:
- A vot'service.
Et ils allèrent au bureau des bains pour se procurer des costumes. Elle fut déshabillée la première et elle l'attendit, debout, sur la rive, souriante sous tous les regards. Puis, ils s'en allèrent côte à côte, dans l'eau tiède.
Elle nageait avec bonheur, avec ivresse, toute caressée par l'onde, frémissant d'un plaisir sensuel, soulevée à chaque brasse comme si elle allait s'élancer hors du fleuve. Il la suivait avec peine, essoufflé, mécontent de se sentir médiocre. Mais elle ralentit son allure, puis se tournant brusquement, elle fit la planche, les bras croisés, les yeux ouverts dans le bleu du ciel. Il regardait, allongée ainsi à la surface de la rivière, la ligne onduleuse de son corps, les seins fermes, collés contre l'étoffe légère, montrant leur forme ronde et leurs sommets saillants, le ventre doucement soulevé, la cuisse un peu noyée, le mollet nu, miroitant à travers l'eau, et le pied mignon qui émergeait.
Il la voyait tout entière, comme si elle se fût montrée exprès, pour le tenter, pour s'offrir ou pour se jouer encore de lui. Et il se mit à la désirer avec une ardeur passionnée et un énervement exaspéré. Tout à coup elle se retourna, le regarda, se mit à rire.
- Vous avez une bonne tête, dit-elle.
Il fut piqué, irrité de cette raillerie, saisi par une colère méchante d'amoureux bafoué; alors, cédant brusquement à un obscur besoin de représailles, à un désir de se venger, de la blesser:
- Ça vous irait, cette vie-là?
Elle demanda avec son grand air naïf:
- Quoi donc?
-Allons, ne vous fichez pas de moi. Vous savez bien ce que je veux dire!
- Non, parole d'honneur.
- Voyons, finissons cette comédie. Voulez-vous ou ne voulez-vous pas?
- Je ne vous comprends point.
- Vous n'êtes pas si bête que ça. D'ailleurs je vous l'ai dit hier soir.
- Quoi donc? j'ai oublié.
- Que je vous aime.
- Vous?
- Moi.
- Quelle blague!
- Je vous jure.
- Et bien, prouvez-le.
- Je ne demande que ça!
- Quoi, ça?
- A le prouver.
- Eh bien, faites.
- Vous n'en disiez pas autant hier soir!
- Vous ne m'avez rien proposé.
- C'te bêtise!
- Et puis d'abord, ce n'est pas à moi qu'il faut vous adresser.
- Elle est bien bonne! A qui donc?
- Mais à maman, bien entendu.
Il poussa un éclat de rire.
- A votre mère? non, c'est trop fort!
Elle était devenue soudain très sérieuse, et, le regardant au fond des yeux:
- Ecoutez, Muscade, si vous m'aimez vraiment assez pour m'épouser, parlez à maman d'abord, moi je vous répondrai après.
Il crut qu'elle se moquait encore de lui, et, rageant tout à fait:
- Mam'zelle, vous me prenez pour un autre.
Elle le regardait toujours, de son œil doux et clair.
Elle hésita, puis elle dit:
- Je ne vous comprends toujours pas!
Alors, il prononça vivement, avec quelque chose de brusque et de mauvais dans la voix:
- Voyons, Yvette, finissons cette comédie ridicule qui dure depuis trop longtemps. Vous jouez à la petite fille niaise, et ce rôle ne vous va point, croyez-moi. Vous savez bien qu'il ne peut s'agir de mariage entre nous... mais d'amour. Je vous ai dit que je vous aimais - c'est la vérité -, je le répète, je vous aime. Ne faites plus semblant de ne pas comprendre et ne me traitez pas comme un sot.
Ils étaient debout dans l'eau face à face, se soutenant seulement par de petits mouvements des mains. Elle demeura quelques secondes encore immobile, comme si elle ne pouvait se décider à pénétrer le sens de ses paroles, puis elle rougit tout à coup, elle rougit jusqu'aux cheveux. Toute sa figure s'empourpra brusquement depuis son cou jusqu'à ses oreilles qui devinrent presque violettes, et, sans répondre un mot, elle se sauva vers la terre, nageant de toute sa force, par grandes brasses précipitées. Il ne la pouvait rejoindre et il soufflait de fatigue en la suivant.
Il la vit sortir de l'eau, ramasser son peignoir et gagner sa cabine sans s'être retournée.
Il fut longtemps à s'habiller, très perplexe sur ce qu'il avait à faire, cherchant ce qu'il allait lui dire, se demandant s'il devait s'excuser ou persévérer.
Quand il fut prêt, elle était partie, partie toute seule. Il rentra lentement, anxieux et troublé.
La marquise se promenait au bras de Saval dans l'allée ronde, autour du gazon.
En voyant Servigny, elle prononça, de cet air nonchalant qu'elle gardait depuis la veille:
- Qu'est-ce que j'avais dit, qu'il ne fallait point sortir par une chaleur pareille. Voilà Yvette avec un coup de soleil. Elle est partie se coucher. Elle était comme un coquelicot, la pauvre enfant, et elle a une migraine atroce. Vous vous serez promenés en plein soleil, vous aurez fait des folies. Que sais-je, moi? Vous êtes aussi peu raisonnable qu'elle.
La jeune fille ne descendit point pour dîner. Comme on voulait lui porter à manger, elle répondit à travers la porte qu'elle n'avait pas faim, car elle s'était enfermée, et elle pria qu'on la laissât tranquille. Les deux jeunes gens partirent par le train de dix heures, en promettant de revenir le jeudi suivant, et la marquise s'assit devant sa fenêtre ouverte pour rêver, écoutant au loin l'orchestre du bal des canotiers jeter sa musique sautillante dans le grand silence solennel de la nuit.
Entraînée pour l'amour et par l'amour, comme on l'est pour le cheval ou l'aviron, elle avait de subites tendresses qui l'envahissaient comme une maladie. Ces passions la saisissaient brusquement, la pénétraient tout entière, l'affolaient, l'énervaient ou l'accablaient, selon qu'elles avaient un caractère exalté, violent, dramatique ou sentimental.
Elle était une de ces femmes créées pour aimer et pour être aimées. Partie de très bas, arrivée par l'amour dont elle avait fait une profession presque sans le savoir, agissant par instinct, par adresse innée, elle acceptait l'argent comme les baisers, naturellement, sans distinguer,employant son flair remarquable d'une façon irraisonnée et simple, comme font les animaux, que rendent subtils les nécessités de l'existence. Beaucoup d'hommes avaient passé dans ses bras sans qu'elle éprouvât pour eux aucune tendresse, sans qu'elle ressentît non plus aucun dégoût de leurs étreintes.
Elle subissait les enlacements quelconques avec une indifférence tranquille, comme on mange, en voyage, de toutes les cuisines, car il faut bien vivre. Mais, de temps en temps, son cœur ou sa chair s'allumait, et elle tombait alors dans une grande passion qui durait quelques semaines ou quelques mois, selon les qualités physiques ou morales de son amant.
C'étaient les moments délicieux de sa vie. Elle aimait de toute son âme, de tout son corps, avec emportement, avec extase. Elle se jetait dans l'amour comme on se jette dans un fleuve pour se noyer et se laissait emporter, prête à mourir s'il le fallait, enivrée, affolée, infiniment heureuse. Elle s'imaginait chaque fois n'avoir jamais ressenti pareille chose auparavant, et elle se serait fort étonnée si on lui eût rappelé de combien d'hommes différents elle avait rêvé éperdument pendant des nuits entières, en regardant les étoiles.
Saval l'avait captivée, capturée corps et âme. Elle songeait à lui, bercée par son image et par son souvenir, dans l'exaltation calme du bonheur accompli, du bonheur présent et certain.
Un bruit derrière elle la fit se retourner. Yvette venait d'entrer, encore vêtue comme dans le jour, mais pâle maintenant et les yeux luisants comme on les a après de grandes fatigues.
Elle s'appuya au bord de la fenêtre ouverte, en face de sa mère.
- J'ai à te parler, dit-elle.
La marquise, étonnée, la regardait. Elle l'aimait en mère égoïste, fière de sa beauté, comme on l'est d'une fortune, trop belle encore elle-même pour devenir jalouse, trop indifférente pour faire les projets qu'on lui prêtait, trop subtile cependant pour ne pas avoir la conscience de cette valeur.
Elle répondit:
- Je t'écoute, mon enfant, qu'y a-t-il?
Yvette la pénétrait du regard comme pour lire au fond de son âme, comme pour saisir toutes les sensations qu'allaient éveiller ses paroles.
- Voilà. Il s'est passé tantôt quelque chose d'extraordinaire.
- Quoi donc?
- M. de Servigny m'a dit qu'il m'aimait.
La marquise, inquiète, attendait. Comme Yvette ne parlait plus, elle demanda:
- Comment t'a-t-il dit cela? Explique-toi!
Alors la jeune fille, s'asseyant aux pieds de sa mère dans une pose câline qui lui était familière, et pressant ses mains, ajouta:
- Il m'a demandée en mariage.
Mme Obardi fit un geste brusque de stupéfaction, et s'écria:
- Servigny? mais tu es folle!
Yvette n'avait point détourné les yeux du visage de sa mère, épiant sa pensée et sa surprise. Elle demanda d'une voix grave:
- Pourquoi suis je folle? Pourquoi M. de Servigny ne m'épouserait-il pas?
La marquise, embarrassée, balbutia:
- Tu t'es trompée, ce n'est pas possible. Tu as mal entendu ou mal compris. M. de Servigny est trop riche pour toi... et trop... trop... parisien pour se marier.
Yvette s'était levée lentement. Elle ajouta:
- Mais s'il m'aime comme il le dit, maman?
Sa mère reprit avec un peu d'impatience:
- Je te croyais assez grande et assez instruite de la vie pour ne pas te faire de ces idées-là. Servigny est un viveur et un égoïste. Il n'épousera qu'une femme de son monde et de sa fortune. S'il t'a demandée en mariage... c'est qu'il veut... c'est qu'il veut...
La marquise, incapable de dire ses soupçons, se tut une seconde, puis reprit:
- Tiens, laisse-moi tranquille, et va te coucher.
Et la jeune fille, comme si elle savait maintenant ce qu'elle désirait, répondit d'une voix docile:
- Oui, maman.
Elle baisa sa mère au front et s'éloigna d'un pas très calme.
Comme elle allait franchir la porte, la marquise la rappela:
- Et ton coup de soleil? dit-elle.
- Je n'avais rien. C'était ça qui m'avait rendue toute chose.
Et la marquise ajouta:
- Nous en reparlerons. Mais, surtout, ne reste plus seule avec lui d'ici quelque temps, et sois bien sûre qu'il ne t'épousera pas, entends-tu, et qu'il veut seulement te... compromettre.
- Elle n'avait point trouvé mieux pour exprimer sa pensée. Et Yvette rentra chez elle.
Mme Obardi se mit à songer.
Vivant depuis des années dans une quiétude amoureuse et opulente, elle avait écarté avec soin de son esprit toutes les réflexions qui pouvaient la préoccuper, l'inquiéter ou l'attrister. Jamais elle n'avait voulu se demander ce que deviendrait Yvette; il serait toujours assez tôt d'y songer quand les difficultés arriveraient. Elle sentait bien, avec son flair de courtisane, que sa fille ne pourrait épouser un homme riche et du vrai monde que par un hasard tout à fait improbable, par une de ces surprises de l'amour qui placent des aventurières sur les trônes. Elle n'y comptait point, d'ailleurs, trop occupée d'elle-même pour combiner des projets qui ne la concernaient pas directement.
Yvette ferait comme sa mère, sans doute. Elle serait une femme d'amour. Pourquoi pas? Mais jamais la marquise n'avait osé se demander quand, ni comment, cela arriverait.
Et voilà que sa fille, tout d'un coup, sans préparation, lui posait une de ces questions auxquelles on ne pouvait pas répondre, la forçait à prendre une attitude dans une affaire si difficile, si délicate, si dangereuse à tous égards et si troublante pour sa conscience, pour la conscience qu'on doit montrer quand il s'agit de son enfant et de ces choses.
Elle avait trop d'astuce naturelle, astuce sommeillante, mais jamais endormie, pour s'être trompée une minute sur les intentions de Servigny, car elle connaissait les hommes, par expérience, et surtout les hommes de cette race-là. Aussi, dès les premiers mots prononcés par Yvette, s'était-elle écriée presque malgré elle:
- Servigny, t'épouser? Mais tu es folle!
Comment avait-il employé ce vieux moyen, lui, ce malin, ce roué, cet homme à fêtes et à femmes. Qu'allait-il faire à présent? Et elle, la petite, comment la prévenir plus clairement, la défendre même? car elle pouvait se laisser aller à de grosses bêtises.
Aurait-on jamais cru que cette grande fille était demeurée aussi naïve, aussi peu instruite et peu rusée?
Et la marquise, fort perplexe et fatiguée déjà de réfléchir, cherchait ce qu'il fallait faire, sans trouver rien, car la situation lui semblait vraiment embarrassante.
Et, lasse de ces tracas, elle pensa:
- Bah! je les surveillerai de près, j'agirai suivant les circonstances. S'il le faut même je parlerai à Servigny, qui est fin et qui me comprendra à demi-mot.
Elle ne se demanda pas ce qu'elle lui dirait, ni ce qu'il répondrait, ni quel genre de convention pourrait s'établir entre eux, mais heureuse d'être soulagée de ce souci sans avoir eu à prendre de résolution, elle se remit à songer au beau Saval, et, les yeux perdus dans la nuit, tournés vers la droite, vers cette lueur brumeuse qui plane sur Paris, elle envoya de ses deux mains des baisers vers la grande ville, des baisers rapides qu'elle jetait dans l'ombre, l'un sur l'autre, sans compter; et tout bas, comme si elle lui eût parlé encore, elle murmurait:
- Je t'aime, je t'aime!



III


Yvette aussi ne dormait point. Comme sa mère, elle s'accouda à la fenêtre ouverte, et des larmes, ses premières larmes tristes lui emplirent les yeux.
Jusque-là elle avait vécu, elle avait grandi dans cette confiance étourdie et sereine de la jeunesse heureuse. Pourquoi aurait-elle songé, réfléchi, cherché? Pourquoi n'aurait-elle pas été une jeune fille comme toutes les jeunes filles? Pourquoi un doute, pourquoi une crainte, pourquoi des soupçons pénibles lui seraient-ils venus?
Elle semblait instruite de tout parce qu'elle avait l'air de parler de tout, parce qu'elle avait pris le ton, l'allure, les mots osés des gens qui vivaient autour d'elle. Mais elle n'en savait guère plus qu'une fillette élevée en un couvent, ses audaces de parole venant de sa mémoire, de cette faculté d'imitation et d'assimilation qu'ont les femmes, et non d'une pensée instruite et devenue hardie.
Elle parlait de l'amour comme le fils d'un peintre ou d'un musicien parlerait peinture ou musique à dix ou douze ans. Elle savait ou plutôt elle soupçonnait bien quel genre de mystère cachait ce mot - trop de plaisanteries avaient été chuchotées devant elle pour que son innocence n'eût pas été un peu éclairée - mais comment aurait-elle pu conclure de là que toutes les familles ne ressemblaient pas à la sienne?
On baisait la main de sa mère avec un respect apparent; tous leurs amis portaient des titres; tous étaient ou paraissaient riches; tous nommaient familièrement des princes de lignée royale. Deux fils de rois étaient même venus plusieurs fois, le soir, chez la marquise! Comment aurait-elle su?
Et puis elle était naturellement naïve. Elle ne cherchait pas, elle ne flairait point les gens comme faisait sa mère. Elle vivait tranquille, trop joyeuse de vivre pour s'inquiéter de ce qui aurait peut-être paru suspect à des êtres plus calmes, plus réfléchis, plus enfermés, moins expansifs et moins triomphants.
Mais voilà que tout d'un coup, Servigny, par quelques mots dont elle avait senti la brutalité sans la comprendre, venait d'éveiller en elle une inquiétude subite, irraisonnée d'abord, puis une appréhension harcelante.
Elle était rentrée, elle s'était sauvée à la façon d'une bête blessée, blessée en effet profondément par ces paroles qu'elle se répétait sans cesse pour en pénétrer tout le sens, pour en deviner toute la portée: "Vous savez bien qu'il ne peut pas s'agir de mariage entre nous... mais d'amour."
Qu'avait-il voulu dire? Et pourquoi cette injure? Elle ignorait donc quelque chose, quelque secret, quelque honte? Elle était seule à l'ignorer sans doute? Mais quoi? Elle demeurait effarée, atterrée, comme lorsqu'on découvre une infamie cachée, la trahison d'un être aimé, un de ces désastres du cœur qui vous affolent.
Et elle avait songé, réfléchi, cherché, pleuré, mordue de craintes et de soupçons. Puis son âme jeune et joyeuse se rassérénant, elle s'était mise à arranger une aventure, à combiner une situation anormale et dramatique faite de tous les souvenirs des romans poétiques qu'elle avait lus. Elle se rappelait des péripéties émouvantes, des histoires sombres et attendrissantes qu'elle mêlait, dont elle faisait sa propre histoire, dont elle embellissait le mystère entrevu, enveloppant sa vie.
Elle ne se désolait déjà plus, elle rêvait, elle soulevait des voiles, elle se figurait des complications invraisemblables, mille choses singulières, terribles, séduisantes quand même par leur étrangeté.
Serait-elle, par hasard, la fille naturelle d'un prince? Sa pauvre mère séduite et délaissée, faite marquise par un roi, par le roi Victor-Emmanuel peut-être, avait dû fuir devant la colère de sa famille?
N'était-elle pas plutôt une enfant abandonnée par ses parents, par des parents très nobles et très illustres, fruit d'un amour coupable, recueillie par la marquise, qui l'avait adoptée et élevée?
D'autres suppositions encore lui traversaient l'esprit. Elle les acceptait ou les rejetait au gré de sa fantaisie. Elle s'attendrissait sur elle-même, heureuse au fond et triste aussi, satisfaite surtout de devenir une sorte d'héroïne de livre qui aurait à se montrer, à se poser, à prendre une attitude noble et digne d'elle. Et elle pensait au rôle qu'il lui faudrait jouer, selon les événements devinés. Elle le voyait vaguement, ce rôle, pareil à celui d'un personnage de M. Scribe ou de Mme Sand. Il serait fait de dévouement, de fierté, d'abnégation, de grandeur d'âme, de tendresse et de belles paroles. Sa nature mobile se réjouissait presque de cette attitude nouvelle.
Elle était demeurée jusqu'au soir à méditer sur ce qu'elle allait faire, cherchant comment elle s'y prendrait pour arracher la vérité à la marquise.
Et quand fut venue la nuit, favorable aux situations tragiques, elle avait enfin combiné une ruse simple et subtile pour obtenir ce qu'elle voulait; c'était de dire brusquement à sa mère que Servigny l'avait demandée en mariage.
A cette nouvelle, Mme Obardi, surprise, laisserait certainement échapper un mot, un cri qui jetterait une lumière dans l'esprit de sa fille.
Et Yvette avait aussitôt accompli son projet.
Elle s'attendait à une explosion d'étonnement, à une expansion d'amour, à une confidence pleine de gestes et de larmes.
Mais voilà que sa mère, sans paraître stupéfaite ou désolée, n'avait semblé qu'ennuyée; et, au ton gêné, mécontent et troublé qu'elle avait pris pour lui répondre, la jeune fille, chez qui s'éveillaient subitement toute l'astuce, la finesse et la rouerie féminines, comprenant qu'il ne fallait pas insister, que le mystère était d'autre nature, qu'il lui serait plus pénible à apprendre, et qu'elle le devait deviner toute seule, était rentrée dans sa chambre, le cœur serré, l'âme en détresse, accablée maintenant sous l'appréhension d'un vrai malheur, sans savoir au juste où ni pourquoi lui venait cette émotion. Et elle pleurait, accoudée à sa fenêtre.
Elle pleura longtemps, sans songer à rien maintenant, sans chercher à rien découvrir de plus; et peu à peu, la lassitude l'accablant, elle ferma les yeux. Elle s'assoupissait alors quelques minutes, de ce sommeil fatigant des gens éreintés qui n'ont point l'énergie de se dévêtir et de gagner leur lit, de ce sommeil lourd et coupé par des réveils brusques, quand la tête glisse entre les mains.
Elle ne se coucha qu'aux premières lueurs du jour, lorsque le froid du matin, la glaçant, la contraignit à quitter la fenêtre.
Elle garda le lendemain et le jour suivant une attitude réservée et mélancolique. Un travail incessant et rapide se faisait en elle, un travail de réflexion; elle apprenait à épier, à deviner, à raisonner. Une lueur, vague encore, lui semblait éclairer d'une nouvelle manière les hommes et les choses autour d'elle; et une suspicion lui venait contre tous, contre tout ce qu'elle avait cru, contre sa mère. Toutes les suppositions, elle les fit en ces deux jours. Elle envisagea toutes les possibilités, se jetant dans les résolutions les plus extrêmes avec la brusquerie de sa nature changeante et sans mesure. Le mercredi, elle arrêta un plan, toute une règle de tenue et un système d'espionnage. Elle se leva le jeudi matin avec la résolution d'être plus rouée qu'un policier, et armée en guerre contre tout le monde.
Elle se résolut même à prendre pour devises ces deux mots: "Moi seule", et elle chercha pendant plus d'une heure de quelle manière il les fallait disposer pour qu'ils fissent bon effet, gravés autour de son chiffre, sur son papier à lettres.
Saval et Servigny arrivèrent à dix heures.
La jeune fille tendit sa main avec réserve, sans embarras, et, d'un ton familier, bien que grave:
- Bonjour, Muscade, ça va bien?
- Bonjour, mam'zelle, pas mal, et vous?
Il la guettait.
- Quelle comédie va-t-elle me jouer? se disait-il.
La marquise ayant pris le bras de Saval, il prit celui d'Yvette et ils se mirent à tourner autour du gazon, paraissant et disparaissant à tout moment derrière les massifs et les bouquets d'arbres.
Yvette allait d'un air sage et réfléchi, regardant le sable de l'allée, paraissant à peine écouter ce que disait son compagnon et n'y répondant guère.
Tout à coup, elle demanda:
- Etes-vous vraiment mon ami, Muscade?
- Parbleu, mam'zelle.
- Mais là, vraiment, vraiment, bien vraiment de vraiment?
- Tout entier votre ami, mam'zelle, corps et âme.
- Jusqu'à ne pas mentir une fois, une fois seulement?
- Même deux fois, s'il le faut.
- Jusqu'à me dire toute la vérité, la sale vérité tout entière?
- Oui, mam'zelle.
- Eh bien, qu'est-ce que vous pensez, au fond, tout au fond, du prince Kravalow?
- Ah! diable!
- Vous voyez bien que vous vous préparez déjà à mentir.
- Non pas, mais je cherche mes mots, des mots bien justes. Mon Dieu, le prince Kravalow est un Russe... un vrai Russe, qui parle russe, qui est né en Russie, qui a eu peut-être un passeport pour venir en France, et qui n'a de faux que son nom et que son titre.
Elle le regardait au fond des yeux.
- Vous voulez dire que c'est?...
Il hésita, puis, se décidant:
- Un aventurier, mam'zelle.
- Merci. Et le chevalier Valréali ne vaut pas mieux, n'est-ce pas?
- Vous l'avez dit.
- Et M. de Belvigne?
- Celui-là, c'est autre chose. C'est un homme du monde... de province, honorable... jusqu'à un certain point... mais seulement un peu brûlé... pour avoir trop rôti le balai...
- Et vous?
Il répondit sans hésiter:
- Moi, je suis ce qu'on appelle un fêtard, un garçon de bonne famille, qui avait de l'intelligence et qui l'a gâchée à faire des mots, qui avait de la santé et qui l'a perdue à faire la noce, qui avait de la valeur, peut-être, et qui l'a semée à ne rien faire. Il me reste en tout et pour tout de la fortune, une certaine pratique de la vie, une absence de préjugés assez complète, un large mépris pour les hommes, y compris les femmes, un sentiment très profond de l'inutilité de mes actes et une vaste tolérance pour la canaillerie générale. J'ai cependant, par moments, encore de la franchise, comme vous le voyez, et je suis même capable d'affection, comme vous le pourriez voir. Avec ces défauts et ces qualités, je me mets à vos ordres, mam'zelle, moralement et physiquement, pour que vous disposiez de moi à votre gré, voilà.
Elle ne riait pas; elle écoutait, scrutant les mots et les intentions.
Elle reprit:
- Qu'est-ce que vous pensez de la comtesse de Lammy?
Il prononça avec vivacité:
- Vous me permettrez de ne pas donner mon avis sur les femmes.
- Sur aucune?
- Sur aucune.
- Alors, c'est que vous les jugez fort mal... toutes. Voyons, cherchez, vous ne faites pas une exception?
Il ricana de cet air insolent qu'il gardait presque constamment; et avec cette audace brutale dont il se faisait une force, une arme:
- On n'excepte toujours les personnes présentes.
Elle rougit un peu, mais demanda avec un grand calme:
- Eh bien, qu'est-ce que vous pensez de moi?
- Vous le voulez? soit. Je pense que vous êtes une personne de grand sens, de grande pratique, ou, si vous aimez mieux, de grand sens pratique, qui sait fort bien embrouiller son jeu, s'amuser des gens, cacher ses vues, tendre ses fils, et qui attend, sans se presser... l'événement.
Elle demanda:
- C'est tout?
- C'est tout.
Alors elle dit, avec une sérieuse gravité:
- Je vous ferai changer cette opinion-là, Muscade.
Puis elle se rapprocha de sa mère, qui marchait à tout petits pas, la tête baissée, de cette allure alanguie qu'on prend lorsqu'on cause tout bas, en se promenant, de choses très intimes et très douces. Elle dessinait, tout en avançant, des figures sur le sable, des lettres peut-être, avec la pointe de son ombrelle, et elle parlait sans regarder Saval, elle parlait longuement, lentement, appuyée à son bras, serrée contre lui. Yvette, tout à coup, fixa les yeux sur elle, et un soupçon, si vague qu'elle ne le formula pas, plutôt même une sensation qu'un doute, lui passa dans la pensée comme passe sur la terre l'ombre d'un nuage que chasse le vent.
La cloche sonna le déjeuner.
Il fut silencieux et presque morne.
Il y avait, comme on dit, de l'orage dans l'air. De grosses nuées immobiles semblaient embusquées au fond de l'horizon, muettes et lourdes, mais chargées de tempête.
Dès qu'on eut prit le café sur la terrasse, la marquise demanda:
- Eh bien! mignonne, vas-tu faire une promenade aujourd'hui avec ton ami Servigny? C'est un vrai temps pour prendre le frais sous les arbres.
Yvette lui jeta un regard rapide, vite détourné:
- Non, maman, aujourd'hui je ne sors pas.
La marquise parut contrariée, elle insista:
- Va donc faire un tour, mon enfant, c'est excellent pour toi.
Alors, Yvette prononça d'une voix brusque:
- Non, maman, aujourd'hui je reste à la maison, et tu sais bien pourquoi, puisque je te l'ai dit l'autre soir.
Mme Obardi n'y songeait plus, toute préoccupée du désir de demeurer seule avec Saval. Elle rougit, se troubla, et, inquiète pour elle-même, ne sachant comment elle pourrait se trouver libre une heure ou deux, elle balbutia:
- C'est vrai, je n'y pensais point, tu as raison. Je ne sais pas où j'avais la tête.
Et Yvette, prenant un ouvrage de broderie qu'elle appelait le "salut public", et dont elle occupait ses mains cinq ou six fois l'an, aux joursde calme plat, s'assit sur une chaise basse auprès de sa mère, tandis que les deux jeunes gens, à cheval sur des pliants, fumaient des cigares.
Les heures passaient dans une causerie paresseuse et sans cesse mourante. La marquise, énervée, jetait à Saval des regards éperdus, cherchait un prétexte, un moyen d'éloigner sa fille. Elle comprit enfin qu'elle ne réussirait point, et ne sachant de quelle ruse user, elle dit à Servigny:
- Vous savez, mon cher duc, que je vous garde tous deux ce soir. Nous irons déjeuner demain au restaurant Fournaise, à Chatou.
Il comprit, sourit, et s'inclinant:
- Je suis à vos ordres, marquise.
Et la journée s'écoula lentement, péniblement, sous les menaces de l'orage.
L'heure du dîner vint peu à peu. Le ciel pesant s'emplissait de nuages lents et lourds. Aucun frisson d'air ne passait sur la peau.
Le repas du soir aussi fut silencieux. Une gêne, un embarras, une sorte de crainte vague semblaient rendre muets les deux hommes et les deux femmes.
Quand le couvert fut enlevé, ils demeurèrent sur la terrasse, ne parlant qu'à de longs intervalles. La nuit tombait, une nuit étouffante. Tout à coup, l'horizon fut déchiré par un immense crochet de feu, qui illumina d'une flamme éblouissante et blafarde les quatre visages déjà ensevelis dans l'ombre. Puis un bruit lointain, un bruit sourd et faible, pareil au roulement d'une voiture sur un pont, passa sur la terre; et il sembla que la chaleur de l'atmosphère augmentait, que l'air devenait brusquement encore plus accablant, le silence du soir plus profond.
Yvette se leva:
- Je vais me coucher, dit-elle, l'orage me fait mal.
Elle tendit son front à la marquise, offrit sa main aux deux jeunes hommes, et s'en alla.
Comme elle avait sa chambre juste au-dessus de la terrasse, les feuilles d'un grand marronnier planté devant la porte s'éclairèrent bientôt d'une clarté verte, et Servigny restait les yeux fixés sur cette lueur pâle dans le feuillage, où il croyait parfois voir passer une ombre. Mais soudain, la lumière s'éteignit. Mme Obardi poussa un grand soupir:
- Ma fille est couchée, dit-elle.
Servigny se leva:
- Je vais en faire autant, marquise, si vous le permettez.
Il baisa la main qu'elle lui tendait et disparut à son tour.
Et elle demeura seule avec Saval, dans la nuit.
Aussitôt elle fut dans ses bras, l'enlaçant, l'étreignant. Puis, bien qu'il tentât de l'en empêcher, elle s'agenouilla devant lui en murmurant: "Je veux te regarder à la lueur des éclairs."
Mais Yvette, sa bougie soufflée, était revenue sur son balcon, nu-pieds, glissant comme une ombre, et elle écoutait, rongée par un soupçon douloureux et confus.
Elle ne pouvait voir, se trouvant au-dessus d'eux, sur le toit même de la terrasse.
Elle n'entendait rien qu'un murmure de voix; et son cœur battait si fort qu'il emplissait de bruit ses oreilles. Une fenêtre se ferma sur sa tête. Donc, Servigny venait de remonter. Sa mère était seule avec l'autre.
Un second éclair, fendant le ciel en deux, fit surgir pendant une seconde tout ce paysage qu'elle connaissait, dans une clarté violente et sinistre; et elle aperçut la grande rivière, couleur de plomb fondu, comme on rêve des fleuves en des pays fantastiques. Aussitôt une voix, au-dessous d'elle, prononça: "Je t'aime!"
Et elle n'entendit plus rien. Un étrange frisson lui avait passé sur le corps, et son esprit flottait dans un trouble affreux.
Un silence pesant, infini, qui semblait le silence éternel, planait sur le monde. Elle ne pouvait plus respirer, la poitrine oppressée par quelque chose d'inconnu et d'horrible. Un autre éclair enflamma l'espace, illumina un instant l'horizon, puis un autre presque aussitôt le suivit, puis d'autres encore.
Et la voix qu'elle avait entendue déjà, s'élevant plus forte, répétait: "Oh! comme je t'aime! comme je t'aime!" et Yvette la reconnaissait bien, cette voix-là, celle de sa mère.
Une large goutte d'eau tiède lui tomba sur le front, et une petite agitation presque imperceptible courut dans les feuilles, le frémissement de la pluie qui commence.
Puis une rumeur accourut venue de loin, une rumeur confuse, pareille au bruit du vent dans les branches; c'était l'averse lourde s'abattant en nappe sur la terre, sur le fleuve, sur les arbres. En quelques instants, l'eau ruissela autour d'elle, la couvrant, l'éclaboussant, la pénétrant comme un bain. Elle ne remuait point, songeant seulement à ce qu'on faisait sur la terrasse.
Elle les entendit qui se levaient et qui montaient dans leurs chambres. Des portes se fermèrent à l'intérieur de la maison; et la jeune fille, obéissant à un désir de savoir irrésistible, qui l'affolait et la torturait, se jeta dans l'escalier, ouvrit doucement la porte du dehors, et traversant le gazon sous la tombée furieuse de la pluie, courut se cacher dans un massif pour regarder les fenêtres.
Une seule était éclairée, celle de sa mère. Et, tout à coup, deux ombres apparurent dans le carré lumineux, deux ombres côte à côte. Puis, se rapprochant, elles n'en firent plus qu'une; et un nouvel éclair projetant sur la façade un rapide et éblouissant jet de feu, elle les vit qui s'embrassaient, les bras serrés autour du cou.
Alors, éperdue, sans réfléchir, sans savoir ce qu'elle faisait, elle cria de toute sa force, d'une voix suraiguë: "Maman!" comme on crie pour avertir les gens d'un danger de mort.
Son appel désespéré se perdit dans le clapotement de l'eau, mais le couple enlacé se sépara, inquiet. Et une des ombres disparut, tandis que l'autre cherchait à distinguer quelque chose à travers les ténèbres du jardin.
Alors, craignant d'être surprise, de rencontrer sa mère en cet instant, Yvette s'élança vers la maison, remonta précipitamment l'escalier en laissant derrière elle une traînée d'eau qui coulait de marche en marche, et elle s'enferma dans sa chambre, résolue à n'ouvrir sa porte à personne.
Et sans ôter sa robe ruisselante et collée à sa chair, elle tomba sur les genoux en joignant les mains, implorant dans sa détresse quelque protection surhumaine, le secours mystérieux du ciel, l'aide inconnue qu'on réclame aux heures de larmes et de désespoir.
Les grands éclairs jetaient d'instant en instant leurs reflets livides dans sa chambre, et elle se voyait brusquement dans la glace de son armoire, avec ses cheveux déroulés et trempes, tellement étrange qu'elle ne se reconnaissait pas.
Elle demeura là longtemps, si longtemps que l'orage s'éloigna sans qu'elle s'en aperçût. La pluie cessa de tomber, une lueur envahit le ciel encore obscurci de nuages, et une fraîcheur tiède, savoureuse, délicieuse, une fraîcheur d'herbes et te feuilles mouillées entrait par la fenêtre ouverte.
Yvette se releva, ôta ses vêtements flasques et froids, sans songer même à ce qu'elle faisait, et se mit au lit. Puis elle demeura les yeux fixés sur le jour qui naissait. Puis elle pleura encore, puis elle songea.
Sa mère! un amant! quelle honte! Mais elle avait lu tant de livres où des femmes, même des mères, s'abandonnaient ainsi, pour renaître à l'honneur aux pages du dénouement, qu'elle ne s'étonnait pas outre mesure de se trouver enveloppée dans un drame pareil à tous les drames de ses lectures. La violence de son premier chagrin, l'effarement cruel de la surprise s'atténuaient un peu déjà dans le souvenir confus de situations analogues. Sa pensée avait rôdé en des aventures si tragiques, poétiquement amenées par les romanciers, que l'horrible découverte lui apparaissait peu à peu comme la continuation naturelle de quelque feuilleton commencé la veille.
Elle se dit:
- Je sauverai ma mère.
Et, presque rassérénée par cette résolution d'héroïne, elle se senti forte, grandie, prête tout à coup pour le dévouement et pour la lutte. Et elle réfléchit aux moyens qu'il lui faudrait employer. Un seul lui parut bon, qui était en rapport avec sa nature romanesque. Et elle prépara, comme un acteur prépare la scène qu'il va jouer, l'entretien qu'elle aurait avec la marquise.
Le soleil s'était levé. Les serviteurs circulaient dans la maison. La femme de chambre vint avec le chocolat. Yvette fit poser le plateau sur la table et prononça:
- Vous direz à ma mère que je suis souffrante, que je vais rester au lit jusqu'au départ de ces messieurs, que je n'ai pas pu dormir de la nuit, et que je prie qu'on ne me dérange pas, parce que je veux essayer de me reposer.
La domestique, surprise, regardait la robe trempée et tombée comme une loque sur le tapis.
- Mademoiselle est donc sortie? dit-elle.
- Oui, j'ai été me promener sous la pluie pour me rafraîchir.
Et la bonne ramassa les jupes, les bas, les bottines sales; puis elle s'en alla portant sur un bras, avec des précautions dégoûtées, ces vêtements trempés comme des hardes de noyé.
Et Yvette attendit, sachant bien que sa mère allait venir.
La marquise entra, ayant sauté du lit aux premiers mots de la femme de chambre, car un doute lui était resté depuis ce cri: "Maman", entendu dans l'ombre.
- Qu'est-ce que tu as? dit-elle.
Yvette la regarda, bégaya:
- J'ai... j'ai...
Puis, saisie par une émotion subite et terrible, elle se mit à suffoquer. La marquise, étonnée, demanda de nouveau:
- Qu'est-ce que tu as donc?
Alors, oubliant tous ses projets et ses phrases préparées, la jeune fille cacha sa figure dans ses deux mains en balbutiant:
- Oh! maman, oh! maman!
Mme Obardi demeura debout devant le lit, trop émue pour bien comprendre, mais devinant presque tout, avec cet instinct subtil d'où venait sa force.
Comme Yvette ne pouvait parler, étranglée par les larmes, sa mère, énervée à la fin et sentant approcher une explication redoutable, demanda brusquement:
- Voyons, me diras-tu ce qui te prend?
Yvette put à peine prononcer:
- Oh! cette nuit... j'ai vu... ta fenêtre.
La marquise, très pâle, articula:
- Eh bien! quoi?
Sa fille répéta, toujours en sanglotant:
- Oh! maman, oh! maman!
Mme Obardi, dont la crainte et l'embarras se changeaient en colère, haussa les épaules et se retourna pour s'en aller.
- Je crois vraiment que tu es folle. Quand ce sera fini, tu me le feras dire.
Mais la jeune fille, tout à coup, dégagea de ses mains son visage ruisselant de pleurs.
- Non!... écoute... il faut que je te parle... écoute... Tu vas me promettre... nous allons partir toutes les deux, bien loin, dans une campagne, et nous vivrons comme des paysannes: et personne ne saura ce que nous serons devenues! Dis, veux-tu, maman, je t'en prie, je t'en supplie, veux-tu?
La marquise, interdite, demeurait au milieu de la chambre. Elle avait aux veines du sang de peuple, du sang irascible. Puis une honte, une pudeur de mère se mêlant à un vague sentiment de peur et à une exaspération de femme passionnée dont l'amour est menacé, elle frémissait, prête à demander pardon ou à se jeter dans quelque violence.
- Je ne te comprends pas, dit-elle.
Yvette reprit:
- Je t'ai vue... maman,... cette nuit... Il ne faut plus... si tu savais... nous allons partir toutes les deux... je t'aimerai tant que tu oublieras...
Mme Obardi prononça d'une voix tremblante:
- Ecoute, ma fille, il y a des choses que tu ne comprends pas encore. Eh bien... n'oublie point... n'oublie point... que je te défends... de me parler jamais... de... de... de ces choses.
Mais la jeune fille, prenant brusquement le rôle de sauveur qu'elle s'était imposé, prononça:
- Non, maman, je ne suis plus une enfant, et j'ai le droit de savoir. Eh bien, je sais que nous recevons des gens mal famés, des aventuriers, je sais aussi qu'on ne nous respecte pas à cause de cela. Je sais autre chose encore. Eh bien, il ne faut plus, entends-tu? je ne veux pas. Nous allons partir; tu vendras tes bijoux; nous travaillerons s'il le faut, et nous vivrons comme des honnêtes femmes, quelque part, bien loin. Et si je trouve à me marier, tant mieux.
Sa mère la regardait de son œil noir, irrité. Elle répondit:
- Tu es folle. Tu vas me faire le plaisir de te lever et de venir déjeuner avec tout le monde.
- Non, maman. Il y a quelqu'un ici que je ne reverrai pas, tu me comprends. Je veux qu'il sorte, ou bien c'est moi qui sortirai. Tu choisiras entre lui et moi.
Elle s'était assise dans son lit, et elle haussait la voix, parlant comme on parle sur la scène, entrant enfin dans le drame qu'elle avait rêvé, oubliant presque son chagrin pour ne se souvenir que de sa mission.
La marquise, stupéfaite, répéta encore une fois:
- Mais tu es folle..., ne trouvant rien autre chose à dire.
Yvette reprit avec une énergie théâtrale:
- Non, maman, cet homme quittera la maison, ou c'est moi qui m'en irai, car je ne faiblirai pas.
- Et où iras-tu?... Que feras-tu?
- Je ne sais pas, peu m'importe... Je veux que nous soyons des honnêtes femmes.
Ce mot qui revenait "honnêtes femmes" soulevait la marquise d'une fureur de fille et elle cria:
- Tais-toi! je ne te permets pas de me parler comme ça. Je vaux autant qu'une autre, entends-tu? Je suis une courtisane, c'est vrai, et j'en suis fière; les honnêtes femmes ne me valent pas.
Yvette, atterrée, la regardait; elle balbutia:
- Oh, maman!
Mais la marquise, s'exaltant, s'excitant.
- Eh bien! oui, je suis une courtisane. Après? Si je n'étais pas une courtisane, moi, tu serais aujourd'hui une cuisinière, toi, comme j'étais autrefois, et tu ferais des journées de trente sous, et tu laverais la vaisselle, et ta maîtresse t'enverrait à la boucherie, entends-tu, et elle te ficherait à la porte si tu flânais, tandis que tu flânes toute la journée parce que je suis une courtisane. Voilà. Quand on n'est rien qu'une bonne, une pauvre fille avec cinquante francs d'économies, il faut savoir se tirer d'affaire, si on ne veut pas crever dans la peau d'une meurt-de-faim; et il n'y a pas deux moyens pour nous, il n'y en a pas deux, entends-tu, quand on est servante! Nous ne pouvons pas faire fortune, nous, avec des places, ni avec des tripotages de bourse. Nous n'avons rien que notre corps, rien que notre corps.
Elle se frappait la poitrine, comme un pénitent qui se confesse, et, rouge, exaltée, avançant vers le lit:
- Tant pis, quand on est belle fille, faut vivre de ca, ou bien souffrir de misère toute sa vie... toute sa vie..., pas de choix.
Puis revenant brusquement à son idée:
- Avec ça qu'elles s'en privent, les honnêtes femmes. C'est elles qui sont des gueuses, entends-tu, parce que rien ne les force. Elles ont de l'argent, de quoi vivre et s'amuser, et elles prennent des hommes par vice. C'est elles qui sont des gueuses.
Elle était debout près de la couche d'Yvette éperdue, qui avait envie de crier "au secours", de se sauver, et qui pleurait tout haut comme les enfants qu'on bat.
La marquise se tut, regarda sa fille, et la voyant affolée de désespoir, elle se sentit elle-même pénétrée de douleur, de remords, d'attendrissement, de pitié, et s'abattant sur le lit en ouvrant les bras, elle se mit aussi à sangloter, et elle balbutia;
- Ma pauvre petite, ma pauvre petite, si tu savais comme tu me fais mal.
Et elles pleurèrent toutes deux, très longtemps.
Puis la marquise, chez qui le chagrin ne tenait pas, se releva doucement. Et elle dit tout bas:
- Allons, mignonne, c'est comme ça, que veux-tu? On n'y peut rien changer maintenant. Il faut prendre la vie comme elle vient.
Yvette continuait de pleurer. Le coup avait été trop rude et trop inattendu pour qu'elle pût réfléchir et se remettre.
Sa mère reprit:
- Voyons, lève-toi, et viens déjeuner, pour qu'on ne s'aperçoive de rien.
La jeune fille faisait "non" de la tête, sans pouvoir parler; enfin, elle prononça d'une voix lente, pleine de sanglots:
- Non, maman, tu sais ce que je t'ai dit, je ne changerai pas d'avis. Je ne sortirai pas de ma chambre avant qu'ils soient partis. Je ne veux plus voir personne de ces gens-là, jamais, jamais. S'ils reviennent, je... je... tu ne me reverras plus.
La marquise avait essuyé ses yeux, et, fatiguée d'émotion, elle murmura;
- Voyons, réfléchis, sois raisonnable.
Puis, après une minute de silence:
- Oui, il vaut mieux que tu te reposes ce matin. Je viendrai te voir dans l'après-midi.
Et ayant embrassé sa fille sur le front, elle sortit pour s'habiller, calmée déjà.
Yvette, dès que sa mère eut disparu, se leva, et courut pousser le verrou pour être seule, bien seule, puis elle se mit à réfléchir.
La femme de chambre frappa vers onze heures et demanda à travers la porte:
- Madame la marquise fait demander si Mademoiselle n'a besoin de rien, et ce qu'elle veut pour son déjeuner?
Yvette répondit;
- Je n'ai pas faim. Je prie seulement qu'on ne me dérange pas.
Et elle demeura au lit comme si elle eût été fort malade.
Vers trois heures, on frappa de nouveau. Elle demanda:
- Qui est là?
Ce fut la voix de sa mère.
- C'est moi, mignonne, je viens voir comment tu vas.
Elle hésita. Que ferait-elle? Elle ouvrit, puis se recoucha.
La marquise s'approcha, et parlant à mi-voix comme auprès d'une convalescente:
- Eh bien, te trouves-tu mieux? Tu ne veux pas manger un œuf?
- Non, merci, rien du tout.
Mme Obardi s'était assise près du lit. Elles demeurèrent sans rien dire, puis, enfin, comme sa fille restait immobile, les mains inertes sur les draps.
- Ne vas-tu pas te lever?
Yvette répondit:
- Oui, tout à L'heure.
Puis d'un ton grave et lent:
- J'ai beaucoup réfléchi, maman, et voici... voici ma résolution. Le passé est le passé, n'en parlons plus. Mais l'avenir sera différent... ou bien... ou bien je sais ce qui me resterait à faire. Maintenant, que ce soit fini là-dessus.
La marquise, qui croyait terminée l'explication, sentit un peu d'impatience la gagner. C'était trop maintenant. Cette grande bécasse de fille aurait dû savoir depuis longtemps. Mais elle ne répondit rien et répéta:
- Te lèves-tu?
- Oui, je suis prête.
Alors sa mère lui servit de femme de chambre, lui apportant ses bas, son corset, ses jupes; puis elle l'embrassa.
- Veux-tu faire un tour avant dîner?
- Oui, maman.
Et elles allèrent se promener le long de l'eau, sans guère parler que de choses très banales.



IV


Le lendemain, dès le matin, Yvette s'en alla toute seule s'asseoir à la place où Servigny lui avait lu l'histoire des fourmis. Elle se dit:
- Je ne m'en irai pas de là avant d'avoir pris une résolution.
Devant elle, à ses pieds, l'eau coulait, l'eau rapide du bras vif, pleine de remous, de larges bouillons qui passaient dans une fuite muette avec des tournoiements profonds.
Elle avait déjà envisagé toutes les faces de la situation et tous les moyens d'en sortir.
Que ferait-elle si sa mère ne tenait pas scrupuleusement la condition qu'elle avait posée, ne renonçait pas à sa vie, à son monde, à tout, pour aller se cacher avec elle dans un pays lointain?
Elle pouvait partir seule... fuir. Mais où? Comment? De quoi vivrait-elle?
En travaillant? A quoi? A qui s'adresserait-elle pour trouver de l'ouvrage? Et puis l'existence morne et humble des ouvrières, des filles du peuple, lui semblait un peu honteuse, indigne d'elle. Elle songea à se faire institutrice, comme les jeunes personnes des romans, et à être aimée, puis épousée par le fils de la maison. Mais il aurait fallu qu'elle fût de grande race, qu'elle pût, quand le père exaspéré lui reprocherait d'avoir volé l'amour de son fils, dire d'une voix fière:
- Je m'appelle Yvette Obardi.
Elle ne le pouvait pas. Et puis c'eût été même encore là un moyen banal, usé.
Le couvent ne valait guère mieux. Elle ne se sentait d'ailleurs aucune vocation pour la vie religieuse, n'ayant qu'une piété intermittente et fugace. Personne ne pouvait la sauver en l'épousant, étant ce qu'elle était! Aucun secours n'était acceptable d'un homme, aucune issue possible, aucune ressource définitive!
Et puis, elle voulait quelque chose d'énergique, de vraiment grand, de vraiment fort, qui servirait d'exemple; et elle se résolut à la mort.
Elle s'y décida tout d'un coup, tranquillement, comme s'il s'agissait d'un voyage, sans réfléchir, sans voir la mort, sans comprendre que c'est la fin sans recommencement, le départ sans retour, l'adieu éternel à la terre, à la vie.
Elle fut disposée immédiatement à cette détermination extrême, avec la légèreté des âmes exaltées et jeunes.
Et elle songea au moyen qu'elle emploierait. Mais tous lui apparaissaient d'une exécution pénible et hasardeuse, et demandaient en outre une action violente qui lui répugnait.
Elle renonça bien vite au poignard et au revolver qui peuvent blesser seulement, estropier ou défigurer, et qui exigent une main exercée et sûre - à la corde qui est commune, suicide de pauvre, ridicule et laid -, à l'eau parce qu'elle savait nager. Restait donc le poison, mais lequel? Presque tous font souffrir et provoquent des vomissements. Elle ne voulait ni souffrir, ni vomir. Alors elle songea au chloroforme, ayant lu dans un fait divers comment avait fait une jeune femme pour s'asphyxier par ce procédé.
Et elle éprouva aussitôt une sorte de joie de sa résolution, un orgueil intime, une sensation de fierté. On verrait ce qu'elle était, ce qu'elle valait.
Elle rentra dans Bougival, et elle se rendit chez le pharmacien, à qui elle demanda un peu de chloroforme pour une dent dont elle souffrait. L'homme, qui la connaissait, lui donna une toute petite bouteille de narcotique.
Alors, elle partit à pied pour Croissy, où elle se procura une seconde fiole de poison. Elle en obtint une troisième à Chatou, une quatrième à Rueil, et elle rentra en retard pour déjeuner. Comme elle avait grand'faim après cette course, elle mangea beaucoup, avec ce plaisir des gens que l'exercice a creusés.
Sa mère, heureuse de la voir affamée ainsi, se sentant tranquille enfin lui dit, comme elles se levaient de table:
- Tous nos amis viendront passer la journée de dimanche. J'ai invité le prince, le chevalier et M. de Belvigne.
Yvette pâlit un peu, mais ne répondit rien.
Elle sortit presque aussitôt, gagna la gare et prit un billet pour Paris.
Et pendant tout l'après-midi, elle alla de pharmacie en pharmacie, achetant dans chacune quelques gouttes de chloroforme.
Elle revint le soir, les poches pleines de petites bouteilles.
Elle recommença le lendemain ce manège, et étant entrée par hasard chez un droguiste, elle put obtenir, d'un seul coup, un quart de litre.
Elle ne sortit pas le samedi; c'était un jour couvert et tiède; elle le passa tout entier sur la terrasse, étendue sur une chaise longue en osier.
Elle ne pensait presque à rien, très résolue et très tranquille.
Elle mit, le lendemain, une toilette bleue qui lui allait fort bien, voulant être belle.
En se regardant dans sa glace elle se dit tout d'un coup: "demain, je serai morte." Et un singulier frisson lui passa le long du corps. "Morte! je ne parlerai plus, je ne penserai plus, personne ne me verra plus. Et moi je ne verrai plus rien de tout cela!"
Elle contemplait attentivement son visage comme si elle ne l'avait jamais aperçu, examinant surtout ses yeux, découvrant mille choses en elle, un caractère secret de sa physionomie qu'elle ne connaissait pas, s'étonnant de se voir, comme si elle avait en face d'elle une personne étrangère, une nouvelle amie.
Elle se disait:
- C'est moi, c'est moi que voilà dans cette glace. Comme c'est étrange de se regarder soi-même. Sans le miroir cependant, nous ne nous connaîtrions jamais. Tous les autres sauraient comment nous sommes, et nous ne le saurions point, nous.
Elle prit ses grands cheveux tressés en nattes et les ramena sur sa poitrine, suivant de l'œil tous ses gestes, toutes ses poses, tous ses mouvements.
- Comme je suis jolie! pensa-t-elle. Demain, je serai morte, là, sur mon lit.
Elle regarda son lit, et il lui sembla qu'elle se voyait étendue, blanche comme ses draps.
- Morte. Dans huit jours, cette figure, ces yeux, ces joues ne seront plus qu'une pourriture noire, dans une boîte, au fond de la terre.
Une horrible angoisse lui serra le cœur.
Le clair soleil tombait à flots sur la campagne et l'air doux du matin entrait par la fenêtre.
Elle s'assit, pensant à cela: "Morte." C'était comme si le monde allait disparaître pour elle; mais non, puisque rien ne serait changé dans ce monde, pas même sa chambre. Oui, sa chambre resterait toute pareille avec le même lit, les mêmes chaises, la même toilette, mais elle serait partie pour toujours, elle, et personne ne serait triste, que sa mère peut-être.
On dirait: "Comme elle était jolie! cette petite Yvette", voilà tout. Et comme elle regardait sa main appuyée sur le bras de son fauteuil, elle songea de nouveau à cette pourriture, à cette bouillie noire et puante que ferait sa chair. Et de nouveau un grand frisson d'horreur lui courut dans tout le corps, et elle ne comprenait pas bien comment elle pourrait disparaître sans que la terre tout entière s'anéantît, tant il lui semblait qu'elle faisait partie de tout, de la campagne, de l'air, du soleil, de la vie.
Des rires éclatèrent dans le jardin, un grand bruit de voix, des appels, cette gaieté bruyante des parties de campagne qui commencent, et elle reconnut l'organe sonore de M. de Belvigne qui chantait:


Je suis sous ta fenêtre,
Ah! daigne enfin paraître.


Elle se leva sans réfléchir et vint regarder. Tous applaudirent. Ils étaient là tous les cinq, avec deux autres messieurs qu'elle ne connaissait pas.
Elle se recula brusquement, déchirée par la pensée que ces hommes venaient s'amuser chez sa mère, chez une courtisane.
La cloche sonna le déjeuner.
- Je vais leur montrer comment on meurt, se dit-elle.
Et elle descendit d'un pas ferme, avec quelque chose de la résolution des martyres chrétiennes entrant dans le cirque où les lions les attendaient.
Elle serra les mains en souriant d'une manière affable, mais un peu hautaine. Servigny lui demanda:
- Etes-vous moins grognon, aujourd'hui, mam'zelle?
Elle répondit d'un ton sévère et singulier:
- Aujourd'hui, je veux faire des folies. Je suis dans mon humeur de Paris. Prenez garde.
Puis, se tournant vers M. de Belvigne:
- C'est vous qui serez mon patito, mon petit Malvoisie. Je vous emmène tous, après le déjeuner, à la fête de Marly.
C'était la fête, en effet, à Marly. On lui présenta les deux nouveaux venus, le comte de Tamine et le marquis de Briquetot.
Pendant le repas, elle ne parla guère, tendant sa volonté pour être gaie dans l'après-midi, pour qu'on ne devinât rien, pour qu'on s'étonnât davantage, pour qu'on dît: "Qui l'aurait pensé? Elle semblait si heureuse, si contente! Que se passe-t-il dans ces têtes-là?"
Elle s'efforçait de ne point songer au soir, à l'heure choisie, alors qu'ils seraient tous sur la terrasse.
Elle but du vin le plus qu'elle put, pour se monter, et deux petits verres de fine champagne, et elle était rouge en sortant de table, un peu étourdie, ayant chaud dans le corps et chaud dans l'esprit, lui semblait-il, devenue hardie maintenant et résolue à tout.
- En route! cria-t-elle.
Elle prit le bras de M. de Belvigne et régla la marche des autres:
- Allons, vous allez former mon bataillon! Servigny, je vous nomme sergent; vous vous tiendrez en dehors, sur la droite. Puis vous ferez marcher en tête la garde étrangère, les deux Exotiques, le prince et le chevalier, puis, derrière, les deux recrues qui prennent les armes aujourd'hui. Allons!
Ils partirent. Et Servigny se mit à imiter le clairon, tandis que les deux nouveaux venus faisaient semblant de jouer du tambour. M. de Belvigne, un peu confus, disait tout bas:
- Mademoiselle Yvette, voyons, soyez raisonnable, vous allez vous compromettre.
Elle répondit:
- C'est vous que je compromets. Raisiné. Quant à moi, je m'en fiche un peu. Demain, il n'y paraîtra plus. Tant pis pour vous, il ne faut pas sortir avec des filles comme moi.
Ils traversèrent Bougival, a la stupéfaction des promeneurs. Tous se retournaient; les habitants venaient sur leurs portes; les voyageurs du petit chemin de fer qui va de Rueil à Marly les huèrent; les hommes, debout sur les plates-formes, criaient:
- A l'eau!... à l'eau!...
Yvette marchait d'un pas militaire, tenant par le bras Belvigne comme on mène un prisonnier. Elle ne riait point, gardant sur le visage une gravité pâle, une sorte d'immobilité sinistre. Servigny interrompait son clairon pour hurler des commandements. Le prince et le chevalier s'amusaient beaucoup, trouvaient ça très drôle et de haut goût. Les deux jeunes gens jouaient du tambour d'une façon ininterrompue.
Quand ils arrivèrent sur le lieu de la fête, ils soulevèrent une émotion. Des filles applaudirent; des jeunes gens ricanaient; un gros monsieur, qui donnait le bras à sa femme, déclara, avec une envie dans la voix:
- En voilà qui ne s'embêtent pas.
Elle aperçut des chevaux de bois et força Belvigne à monter à sa droite tandis que son détachement escaladait par derrière les bêtes tournantes. Quand le divertissement fut terminé, elle refusa de descendre, contraignant son escorte à demeurer cinq fois de suite sur le dos de ces montures d'enfants, à la grande joie du public qui criait des plaisanteries. M. de Belvigne, livide, avait mal au cœur en descendant.
Puis elle se mit à vagabonder à travers les baraques. Elle força tous ces hommes à se faire peser au milieu d'un cercle de spectateurs. Elle leur fit acheter des jouets ridicules qu'ils durent porter dans leurs bras. Le prince et le chevalier commençaient à trouver la plaisanterie trop forte. Seuls, Servigny et les deux tambours ne se décourageaient point.
Ils arrivèrent enfin au bout du pays. Alors elle contempla ses suivants d'une façon singulière, d'un œil sournois et méchant; et une étrange fantaisie lui passant par la tête, elle les fit ranger sur la berge droite qui domine le fleuve.
- Que celui qui m'aime le plus se jette à l'eau, dit-elle.
Personne ne sauta. Un attroupement se forma derrière eux. Des femmes, en tablier blanc, regardaient avec stupeur. Deux troupiers, en r culotte rouge, riaient d'un air bête.
Elle répéta:
- Donc, il n'y a pas un de vous capable de se jeter à l'eau sur un désir de moi?
Servigny murmura:
- Ma foi, tant pis. - Et il s'élança, debout, dans la rivière.
Sa chute jeta des éclaboussures jusqu'aux pieds d'Yvette. Un murmure d'étonnement et de gaieté s'éleva dans la foule.
Alors la jeune fille ramassa par terre un petit morceau de bois, et, le lançant dans le courant:
- Apporte! cria-t-elle.
Le jeune homme se mit à nager, et saisissant dans sa bouche, à la façon d'un chien, la planche qui flottait, il la rapporta, puis, remontant la berge, il mit un genou par terre pour la présenter.
Yvette la prit.
- T'es beau, dit-elle.
Et, d'une tape amicale, elle caressa ses cheveux.
Une grosse dame, indignée, déclara:
- Si c'est possible!
Un autre dit:
- Peut-on s'amuser comme ça!
Un homme prononça:
- C'est pas moi qui me serait baigné pour une donzelle!
Elle reprit le bras de Belvigne, en lui jetant dans la figure:
- Vous n'êtes qu'un oison, mon ami; vous ne savez pas ce que vous avez raté.
Ils revinrent. elle jetait aux passants des regards irrités.
- Comme tous ces gens ont l'air bête, dit-elle.
Puis, levant les yeux vers le visage de son compagnon:
- Vous aussi, d'ailleurs.
M. de Belvigne salua. S'étant retournée, elle vit que le prince et le chevalier avaient disparu. Servigny, morne et ruisselant, ne jouait plus du clairon et marchait, d'un air triste, à côté des deux jeunes gens fatigués, qui ne jouaient plus du tambour.
Elle se mit à rire sèchement:
- Vous en avez assez, paraît-il. Voilà pourtant ce que vous appelez vous amuser, n'est-ce pas? Vous êtes venus pour ça; je vous en ai donné pour votre argent.
Puis elle marcha sans plus rien dire, et, tout d'un coup, Belvigne s'aperçut qu'elle pleurait. Effaré, il demanda:
- Qu'avez-vous?
Elle murmura:
- Laissez-moi, cela ne vous regarde pas.
Mais il insistait, comme un sot:
- Oh! mademoiselle, voyons, qu'est-ce que vous avez? Vous a-t-on fait de la peine?
Elle répéta, avec impatience:
- Taisez-vous donc!
Puis, brusquement, ne résistant plus à la tristesse désespérée qui lui noyait le cœur, elle se mit à sangloter si violemment qu'elle ne pouvait plus avancer.
Elle couvrait sa figure sous ses deux mains et haletait avec des râles dans la gorge, étranglée, étouffée par la violence de son désespoir.
Belvigne demeurait debout, à côté d'elle, tout à fait éperdu, répétant:
- Je n'y comprends rien.
Mais Servigny s'avança brusquement.
- Rentrons, mam'zelle, qu'on ne vous voie pas pleurer dans la rue. Pourquoi faites-vous des folies comme ça, puisque ça vous attriste?
Et, lui prenant le coude, il l'entraîna. Mais, dès qu'ils arrivèrent à la grille de la villa, elle se mit à courir, traversa le jardin, monta l'escalier et s'enferma chez elle.
Elle ne reparut qu'à l'heure du dîner, très pâle, très grave. Tout le monde était gai cependant. Servigny avait acheté chez un marchand du pays des vêtements d'ouvrier, un pantalon de velours, une chemise à fleurs, un tricot, une blouse, et il parlait à la façon des gens du peuple.
Yvette avait hâte qu'on eût fini, sentant son courage défaillir. Dès que le café fut pris, elle remonta chez elle.
Elle entendait sous sa fenêtre les voix joyeuses. Le chevalier faisait des plaisanteries lestes, des jeux de mots d'étranger, grossiers et maladroits.
Elle écoutait, désespérée. Servigny, un peu gris, imitait l'ouvrier pochard, appelait la marquise la patronne. Et, tout d'un coup, il dit à Saval:
- Hé! patron!
Ce fut un rire général.
Alors, Yvette se décida. Elle prit d'abord une feuille de son papier à lettres et écrivit:
"Bougival, ce dimanche, neuf heures du soir.
"Je meurs pour ne point devenir une fille entretenue.

"YVETTE."

Puis en post-scriptum:

"Adieu, chère maman, pardon."

Elle cacheta l'enveloppe, adressée à Mme la marquise Obardi.
Puis elle roula sa chaise longue auprès de la fenêtre, attira une petite table à portée de sa main et plaça dessus la grande bouteille de chloroforme à côté d'une poignée de ouate.
Un immense rosier couvert de fleurs qui, parti de la terrasse, montait jusqu'à sa fenêtre, exhalait dans la nuit un parfum doux et faible passant par souffles légers; et elle demeura quelques instants à le respirer. La lune, à son premier quartier, flottait dans le ciel noir, un peu rongée à gauche, et voilée parfois par de petites brumes.
Yvette pensait: "Je vais mourir! je vais mourir!" Et son cœur gonflé de sanglots, crevant de peine, l'étouffait. Elle sentait en elle un besoin de demander grâce à quelqu'un, d'être sauvée, d'être aimée.
La voix de Servigny s'éleva. Il racontait une histoire graveleuse que des éclats de rire interrompaient à tout instant. La marquise elle-même avait des gaietés plus fortes que les autres. Elle répétait sans cesse:
- Il n'y a que lui pour dire de ces choses-là! ah! ah! ah!
Yvette prit la bouteille, la déboucha et versa un peu de liquide sur le coton. Une odeur puissante, sucrée, étrange, se répandit; et comme elle approchait de ses lèvres le morceau de ouate, elle avala brusquement cette saveur forte et irritante qui la fit tousser.
Alors, fermant la bouche, elle se mit à l'aspirer. Elle buvait à longs traits cette vapeur mortelle, fermant les yeux et s'efforçant d'éteindre en elle toute pensée pour ne plus réfléchir, pour ne plus savoir.
Il lui sembla d'abord que sa poitrine s'élargissait, s'agrandissait, et que son âme tout à l'heure pesante, alourdie de chagrin, devenait légère, légère comme si le poids qui l'accablait se fût soulevé, allégé, envolé.
Quelque chose de vif et d'agréable la pénétrait jusqu'au bout des membres, jusqu'au bout des pieds et des mains, entrait dans sa chair, une sorte d'ivresse vague, de fièvre douce.
Elle s'aperçut que le coton était sec, et elle s'étonna de n'être pas encore morte. Ses sens lui semblaient aiguisés, plus subtils, plus alertes.
Elle entendait jusqu'aux moindres paroles prononcées sur la terrasse. Le prince Kravalow racontait comment il avait tué en duel un général autrichien.
Puis, très loin, dans la campagne, elle écoutait les bruits dans la nuit, les aboiements interrompus d'un chien, le cri court des crapauds, le frémissement imperceptible des feuilles.
Elle reprit la bouteille, et imprégna de nouveau le petit morceau de ouate, puis elle se remit à respirer. Pendant quelques instants, elle ne ressentit plus rien; puis ce lent et charmant bien-être qui l'avait envahie déjà, la ressaisit.
Deux fois elle versa du chloroforme dans le coton, avide maintenant de cette sensation physique et de cette sensation morale, de cette torpeur rêvante où s'égarait son âme.
Il lui semblait qu'elle n'avait plus d'os, plus de chair, plus de jambes, plus de bras. On lui avait ôté tout cela, doucement, sans qu'elle s'en aperçût. Le chloroforme avait vidé son corps, ne lui laissant que sa pensée plus éveillée, plus vivante, plus large, plus libre qu'elle ne l'avait jamais sentie.
Elle se rappelait mille choses oubliées, des petits détails de son enfance, des riens qui lui faisaient plaisir. Son esprit, doué tout à coup d'une agilité inconnue, sautait aux idées les plus diverses, parcourait mille aventures, vagabondait dans le passé, et s'égarait dans les événements espérés de l'avenir. Et sa pensée active et nonchalante avait un charme sensuel, elle éprouvait, à songer ainsi, un plaisir divin.
Elle entendait toujours les voix, mais elle ne distinguait plus les paroles, qui prenaient pour elle d'autres sens. Elle s'enfonçait, elle s'égarait dans une espèce de féerie étrange et variée.
Elle était sur un grand bateau qui passait le long d'un beau pays tout couvert de fleurs. Elle voyait des gens sur la rive, et ces gens parlaient très fort, puis elle se trouvait à terre, sans se demander comment; et Servigny, habillé en prince, venait la chercher pour la conduire à un combat de taureaux.
Les rues étaient pleines de passants qui causaient, et elle écoutait ces conversations qui ne l'étonnaient point, comme si elle eût connu les personnes, car à travers son ivresse rêvante elle entendait toujours rire et causer les amis de sa mère sur la terrasse.
Puis tout devint vague.
Puis elle se réveilla, délicieusement engourdie, et elle eut quelque peine à se souvenir.
Donc, elle n'était pas morte encore.
Mais elle se sentait si reposée, dans un tel bien-être physique, dans une telle douceur d'esprit qu'elle ne se hâtait point d'en finir! Elle eût voulu faire durer toujours cet état d'assoupissement exquis.
Elle respirait lentement et regardait la lune, en face d'elle, sur les arbres. Quelque chose était changé dans son esprit. Elle ne pensait plus comme tout à l'heure. Le chloroforme, en amollissant son corps et son âme, avait calmé sa peine, et endormi sa volonté de mourir.
Pourquoi ne vivrait-elle pas? Pourquoi ne serait-elle pas aimée? Pourquoi n'aurait-elle pas une vie heureuse? Tout lui paraissait possible maintenant, et facile et certain. Tout était doux, tout était bon, tout était charmant dans la vie. Mais comme elle voulait songer toujours, elle versa encore cette eau de rêve sur le coton, et se remit à respirer, en écartant parfois le poison de sa narine, pour n'en pas absorber trop, pour ne pas mourir.
Elle regardait la lune et voyait une figure dedans, une figure de femme. Elle recommençait à battre la campagne dans la griserie imagée de l'opium. Cette figure se balançait au milieu du ciel; puis elle chantait; elle chantait, avec une voix bien connue, l'Alleluia d'amour.
C'était la marquise qui venait de rentrer pour se mettre au piano.
Yvette avait des ailes maintenant. Elle volait, la nuit, par une belle nuit claire, au-dessus des bois et des fleuves. Elle volait avec délices, ouvrant les ailes, battant des ailes, portée par le vent comme on serait porté par des caresses. Elle se roulait dans l'air qui lui baisait la peau, et elle filait si vite, si vite qu'elle n'avait le temps de rien voir au-dessous d'elle, et elle se trouvait assise au bord d'un étang, une ligne à la main; elle pêchait.
Quelque chose tirait sur le fil qu'elle sortait de l'eau, en amenant un magnifique collier de perles, dont elle avait eu envie quelque temps auparavant. Elle ne s'étonnait nullement de cette trouvaille, et elle regardait Servigny, venu à côté d'elle sans qu'elle sût comment, pêchant aussi et faisant sortir de la rivière un cheval de bois.
Puis elle eut de nouveau la sensation qu'elle se réveillait et elle entendit qu'on l'appelait en bas.
Sa mère avait dit:
- Eteins donc la bougie.
Puis la voix de Servigny s'éleva claire et comique:
- Eteignez donc vot'bougie, mam'zelle Yvette.
Et tous reprirent en chœur:
- Mam'zelle Yvette, éteignez donc votre bougie.
Elle versa de nouveau du chloroforme dans le coton, mais, comme elle ne voulait pas mourir, elle le tint assez loin de son visage pour respirer de l'air frais, tout en répandant en sa chambre L'odeur asphyxiante du narcotique, car elle comprit qu'on allait monter; et, prenant une posture bien abandonnée, une posture de morte, elle attendit.
La marquise disait:
- Je suis un peu inquiète! Cette petite folle s'est endormie en laissant sa lumière sur sa table. Je vais envoyer Clémence pour l'éteindre et pour fermer la fenêtre de son balcon qui est restée grande ouverte.
Et bientôt la femme de chambre heurta la porte en appelant:
- Mademoiselle, mademoiselle!
Après un silence elle reprit:
- Mademoiselle, Madame la marquise vous prie d'éteindre votre bougie et de fermer votre fenêtre.
Clémence attendit encore un peu, puis frappa plus fort en criant:
- Mademoiselle, mademoiselle!
Comme Yvette ne répondait pas, la domestique s'en alla et dit à la marquise:
- Mademoiselle est endormie sans doute; son verrou est poussé et je ne peux pas la réveiller.
Mme Obardi murmura:
- Elle ne va pourtant pas rester comme ça?
Tous alors, sur le conseil de Servigny, se réunirent sous la fenêtre de la jeune fille, et hurlèrent en chœur: "Hip - hip - hurra - marn'zelle Yvette!"
Leur clameur s'éleva dans la nuit calme, s'envola sous la lune dans l'air transparent, s'en alla sur le pays dormant; et ils l'entendirent s'éloigner ainsi que fait le bruit d'un train qui fuit.
Comme Yvette ne répondit pas, la marquise prononça:
- Pourvu qu'il ne lui soit rien arrivé; je commence à avoir peur. Alors, Servigny, cueillant les roses rouges du gros rosier poussé le long du mur et les boutons pas encore éclos, se mit à les lancer dans la chambre par la fenêtre.
Au premier qu'elle reçut, Yvette tressauta, faillit crier. D'autres tombaient sur sa robe, d'autres dans ses cheveux, d'autres, passant pardessus sa tête, allaient jusqu'au lit, le couvraient d'une pluie de fleurs. La marquise cria encore une fois, d'une voix étranglée:
- Voyons, Yvette, réponds-nous.
Alors, Servigny déclara:
- Vraiment, ça n'est pas naturel, je vais grimper par le balcon. Mais le chevalier s'indigna.
- Permettez, permettez, c'est là une grosse faveur, je réclame; c'est un trop bon moyen... et un trop bon moment... pour obtenir un rendez-vous!
Tous les autres, qui croyaient à une farce de la jeune fille, s'écriaient:
- Nous protestons. C'est un coup monté. Montera pas, montera pas.
Mais la marquise, émue, répétait:
- Il faut pourtant qu'on aille voir.
Le prince déclara, avec un geste dramatique:
- Elle favorise le duc, nous sommes trahis.
- Jouons à pile ou face qui montera, demanda le chevalier.
Et il tira de sa poche une pièce d'or de cent francs.
Il commença avec le prince:
- Pile, dit-il.
Ce fut face.
Le prince jeta la pièce à son tour, en disant à Saval:
- Prononcez, monsieur.
Saval prononça:
- Face.
Ce fut pile.
Le prince ensuite posa la même question à tous les autres. Tous perdirent.
Servigny, qui restait seul en face de lui, déclara de son air insolent:
- Parbleu, il triche!
Le Russe mit la main sur son cœur et tendit la pièce d'or à son rival, en disant:
- Jouez vous-même, mon cher duc.
Servigny la prit et la lança en criant:
- Face!
Ce fut pile.
Il salua et indiquant de la main le pilier du balcon:
- Montez, mon prince.
Mais le prince regardait autour de lui d'un air inquiet.
- Que cherchez-vous? demanda le chevalier.
- Mais... je... je voudrais bien... une échelle.
Un rire général éclata. Et Saval, s'avançant:
- Nous allons vous aider.
Il l'enleva dans ses bras d'hercule, en recommandant:
- Accrochez-vous au balcon.
Le prince aussitôt s'accrocha, et Saval l'ayant lâché, il demeura suspendu, agitant ses pieds dans le vide. Alors, Servigny saisissant ces jambes affolées qui cherchaient un point d'appui, tira dessus de toute sa force; les mains lâchèrent et le prince tomba comme un bloc sur le ventre de M. de Belvigne qui s'avançait pour le soutenir.
- A qui le tour? demanda Servigny.
Mais personne ne se présenta.
- Voyons, Belvigne, de l'audace.
- Merci, mon cher, je tiens à mes os.
- Voyons, chevalier, vous devez avoir l'habitude des escalades. Je vous cède la place, mon cher duc.
- Heu!... heu!... c'est que je n'y tiens plus tant que ça.
Et Servigny, l'œil en éveil, tournait autour du pilier.
Puis, d'un saut, s'accrochant au balcon, il s'enleva par les poignets, fit un rétablissement comme un gymnaste et franchit la balustrade.
Tous les spectateurs, le nez en l'air, applaudissaient. Mais il reparut aussitôt en criant:
- Venez vite! Venez vite! Yvette est sans connaissance!
La marquise poussa un grand cri et s'élança dans l'escalier.
La jeune fille, les yeux fermés, faisait la morte. Sa mère entra, affolée, et se jeta sur elle.
- Dites, qu'est-ce qu'elle a? qu'est-ce qu'elle a?
Servigny ramassait la bouteille de chloroforme tombée sur le parquet:
- Elle s'est asphyxiée, dit-il.
Et il colla son oreille sur le cœur, puis il ajouta:
- Mais elle n'est pas morte; nous la ranimerons. Avez-vous ici de l'ammoniaque?
La femme de chambre, éperdue, répétait:
- De quoi... de quoi... monsieur?
- De l'eau sédative.
- Oui, monsieur.
- Apportez tout de suite, et laissez la porte ouverte pour établir un courant d'air.
La marquise, tombée sur les genoux, sanglotait.
- Yvette! Yvette! ma fille, ma petite fille, ma fille, écoute, réponds-moi, Yvette, mon enfant. Oh! mon Dieu! mon Dieu! qu'est-ce qu'elle a?
Et les hommes effarés remuaient sans rien faire, apportaient de l'eau, des serviettes, des verres, du vinaigre.
Quelqu'un dit: "Il faut la déshabiller!"
Et la marquise, qui perdait la tête, essaya de dévêtir sa fille; mais elle ne savait plus ce qu'elle faisait. Ses mains tremblaient, s'embrouillaient, se perdaient et elle gémissait: "Je... je... je ne peux pas, je ne peux pas..."
La femme de chambre était rentrée apportant une bouteille de pharmacien que Servigny déboucha et dont il versa la moitié sur un mouchoir. Puis il le colla sous le nez d'Yvette, qui eut une suffocation.
- Bon, elle respire, dit-il. Ça ne sera rien.
Et il lui lava les tempes, les joues, le cou avec le liquide à la rude senteur.
Puis il fit signe à la femme de chambre de délacer la jeune fille, et quand elle n'eut plus qu'une jupe sur sa chemise, il l'enleva dans ses bras, et la porta jusqu'au lit en frémissant, remué par l'odeur de ce corps presque nu, par le contact de cette chair, par la moiteur des seins à peine cachés qu'il faisait fléchir sous sa bouche.
Lorsqu'elle fut couchée, il se releva fort pâle.
- Elle va revenir à elle, dit-il, ce n'est rien.
Car il l'avait entendue respirer d'une façon continue et régulière. Mais, apercevant tous les hommes, les yeux fixés sur Yvette étendue en son lit, une irritation jalouse le fit tressaillir, et s'avançant vers eux:
- Messieurs, nous sommes beaucoup trop dans cette chambre; veuillez nous laisser seuls, M. Saval et moi, avec la marquise.
Il parlait d'un ton sec et plein d'autorité. Les autres s'en allèrent aussitôt.
Mme Obardi avait saisi son amant à pleins bras, et, la tête levée vers lui, elle lui criait:
- Sauvez-la... Oh! sauvez-la!...
Mais Servigny, s'étant retourné, vit une lettre sur la table. Il la saisit d'un mouvement rapide et lut l'adresse. Il comprit et pensa: "Peut-être ne faut-il pas que la marquise ait connaissance de cela." Et, déchirant l'enveloppe, il parcourut d'un regard les deux lignes qu'elle contenait:

"Je meurs pour ne pas devenir une fille entretenue".

"YVETTE."

"Adieu, ma chère maman. Pardon."

- Diable, pensa-t-il, ça demande réflexion. Et il cacha la lettre dans sa poche. Puis il se rapprocha du lit, et aussitôt la pensée lui vint que la jeune fille avait repris connaissance, mais qu'elle n'osait pas le montrer par honte, par humiliation, par crainte des questions.
La marquise était tombée à genoux, maintenant, et elle pleurait, la tête sur le pied du lit. Tout à coup elle prononça:
- Un médecin, il faut un médecin.
Mais Servigny, qui venait de parler bas avec Saval, lui dit:
- Non, c'est fini. Tenez, allez vous-en une minute, rien qu'une minute, et je vous promets qu'elle vous embrassera quand vous reviendrez.
Et le baron, soulevant Mme Obardi par le bras, l'entraîna.
Alors, Servigny, s'asseyant auprès de la couche, prit la main d'Yvette et prononça:
- Mam'zelle, écoutez-moi...
Elle ne répondit pas. Elle se sentait si bien, si doucement, si chaudement couchée, qu'elle aurait voulu ne plus jamais remuer, ne plus jamais parler, et vivre comme ça toujours. Un bien-être infini l'avait envahie, un bien-être tel qu'elle n'en avait jamais senti de pareil.
L'air tiède de la nuit entrant par souffles légers, par souffles de velours, lui passait de temps en temps sur la face d'une façon exquise, imperceptible. C'était une caresse, quelque chose comme un baiser du vent, comme l'haleine lente et rafraîchissante d'un éventail qui aurait été fait de toutes les feuilles des bois et de toutes les ombres de la nuit, de la brume des rivières, et de toutes les fleurs aussi, car les roses jetées d'en bas dans sa chambre et sur son lit, et les roses grimpées au balcon, mêlaient leur senteur languissante à la saveur saine de la brise nocturne.
Elle buvait cet air si bon, les yeux fermés, le cœur reposé dans l'ivresse encore persistante de l'opium, elle n'avait plus du tout le désir de mourir, mais une envie forte, impérieuse, de vivre, d'être heureuse, n'importe comment, d'être aimée, oui, aimée.
Servigny répéta:
- Mam'zelle Yvette, écoutez-moi.
Et elle se décida à ouvrir les yeux. Il reprit, la voyant ranimée:
- Voyons, voyons, qu'est-ce que c'est que des folies pareilles?
Elle murmura:
- Mon pauvre Muscade, j'avais tant de chagrin.
Il lui serrait la main paternellement:
- C'est ça qui vous avançait à grand-chose, ah oui! Voyons, vous allez me promettre de ne pas recommencer?
Elle ne répondit pas, mais elle fit un petit mouvement de tête qu'accentuait un sourire plutôt sensible que visible.
Il tira de sa poche la lettre trouvée sur la table:
- Est-ce qu'il faut montrer cela à votre mère?
Elle fit "non" d'un signe du front.
Il ne savait plus que dire, car la situation lui paraissait sans issue. Il murmura:
- Ma chère petite, il faut prendre son parti des choses les plus pénibles. Je comprends bien votre douleur, et je vous promets...
Elle balbutia;
- Vous êtes bon...
Ils se turent. Il la regardait. Elle avait dans l'œil quelque chose d'attendri, de défaillant; et, tout d'un coup, elle souleva les deux bras, comme si elle eût voulu l'attirer. Il se pencha sur elle, sentant qu'elle l'appelait; et leurs lèvres s'unirent.
Longtemps ils restèrent ainsi, les yeux fermés. Mais lui, comprenant qu'il allait perdre la tête, se releva. Elle lui souriait maintenant d'un vrai sourire de tendresse; et, de ses deux mains accrochées aux épaules, elle le retenait.
- Je vais chercher votre mère, dit-il.
Elle murmura:
- Encore une seconde. Je suis si bien.
Puis, après un silence, elle prononça tout bas, si bas qu'il entendit à peine:
- Vous m'aimerez bien, dites?
Il s'agenouilla près du lit, et baisant le poignet qu'elle lui avait laissé:
- Je vous adore.
Mais on marchait près de la porte. Il se releva d'un bond et cria de sa voix ordinaire qui semblait toujours un peu ironique:
- Vous pouvez entrer. C'est fait maintenant.
La marquise s'élança sur sa fille, les deux bras ouverts, et l'étreignit frénétiquement, couvrant de larmes son visage, tandis que Servigny, l'âme radieuse, la chair émue, s'avançait sur le balcon pour respirer le grand air frais de la nuit, en fredonnant:


Souvent femme varie
Bien fol est qui s'y fie.

29 août - 9 septembre 1884



No comments:

Post a Comment