Thursday 29 September 2011

REGRET

REGRET

M. Saval, qu'on appelle dans Mantes " le père Saval ", vient de se lever. Il pleut. C'est un triste jour d'automne; les feuilles tombent. Elles tombent lentement dans la pluie, comme une autre pluie plus épaisse et plus lente. M. Saval n'est pas gai. Il va de sa cheminée à sa fenêtre et de sa fenêtre à sa cheminée. La vie a des jours sombres. Elle n'aura plus que des jours sombres pour lui maintenant, car il a soixante-deux ans ! Il est seul, vieux garçon, sans personne autour de lui. Comme c'est triste de mourir ainsi, tout seul, sans une affection dévouée !
Il songe à son existence si nue, si vide. Il se rappelle, dans l'ancien passé, dans le passé de son enfance, la maison, la maison avec les parents ; puis le collège, les sorties, le temps de son droit à Paris. Puis la maladie du père, sa mort. Il est revenu habiter avec sa mère. Ils ont vécu tous les deux, le jeune homme et la vieille femme, paisiblement, sans rien désirer de plus. Elle est morte aussi. Que c'est triste, la vie !
Il est resté seul. Et maintenant il mourra bientôt à son tour. Il disparaîtra, lui, et ce sera fini. Il n'y aura plus de M. Paul Saval sur la terre. Quelle affreuse chose! D'autres gens vivront, s'aimeront, riront. Oui, on s'amusera et il n'existera plus, lui ! Est-ce étrange qu'on puisse rire, s'amuser, être joyeux sous cette éternelle certitude de la mort. Si elle était seulement probable, cette mort, on pourrait encore espérer ; mais non, elle est inévitable, aussi inévitable que la nuit après le jour.
Si encore sa vie avait été remplie ! S'il avait fait quelque chose; s'il avait eu des aventures, de grands plaisirs, des succès, des satisfactions de toute sorte. Mais non, rien. Il n'avait rien fait, jamais rien que se lever, manger, aux mêmes heures, et se coucher. Et il était arrivé comme cela à l'âge de soixante-deux ans. Il ne s'était même pas marié, comme les autres hommes. Pourquoi? Oui, pourquoi ne s'était-il pas marié? Il l'aurait pu, car il possédait quelque fortune. Est-ce l'occasion qui lui avait manqué? Peut-être ! Mais on les fait naître, ces occasions ! Il était nonchalant, voilà. La nonchalance avait été son grand mal, son défaut, son vice. Combien de gens ratent leur vie par nonchalance. Il est si difficile à certaines natures de se lever, de remuer, de faire des démarches, de parler, d'étudier des questions.
Il n'avait même pas été aimé. Aucune femme n'avait dormi sur sa poitrine dans un complet abandon d'amour. Il ne connaissait pas les angoisses délicieuses de l'attente, le divin frisson de la main pressée, l'extase de la passion triomphante.
Quel bonheur surhumain devait vous inonder le coeur quand les lèvres se rencontrent pour la première fois, quand l'étreinte de quatre bras fait un seul être, un être souverainement heureux, de deux êtres affolés l'un par l'autre.
M. Saval s'était assis, les pieds au feu, en robe de chambre.
Certes, sa vie était ratée, tout à fait ratée. Pourtant il avait aimé, lui. Il avait aimé secrètement, douloureusement et nonchalamment, comme il faisait tout. Oui, il avait aimé sa vieille amie Mme Sandres, la femme de son vieux camarade Sandres. Ah ! s'il l'avait connue jeune fille ! Mais il l'avait rencontrée trop tard; elle était déjà mariée. Certes, il l'aurait demandée, celle-là! Comme il l'avait aimée pourtant, sans répit, depuis le premier jour!
Il se rappelait son émotion toutes les fois qu'il la revoyait, ses tristesses en la quittant, les nuits où il ne pouvait pas s'endormir parce qu'il pensait à elle.
Le matin, il se réveillait toujours un peu moins amoureux que le soir. Pourquoi?
Comme elle était jolie, autrefois, et mignonne, blonde, frisée, rieuse! Sandres n'était pas l'homme qu'il lui aurait fallu. Maintenant, elle avait cinquante-huit ans. Elle semblait heureuse. Ah ! si elle l'avait aimé, celle-là, jadis ; si elle l'avait aimé! Et pourquoi ne l'aurait-elle pas aimé, lui, Saval, puisqu'il l'aimait bien, elle, Mme Sandres?
Si seulement elle avait deviné quelque chose... N'avait-elle rien deviné, n'avait-elle rien vu, rien compris jamais ? Alors qu'aurait-elle pensé? S'il avait parlé, qu'aurait-elle répondu ?
Et Saval se demandait mille autres choses. Il revivait sa vie, cherchait à ressaisir une foule de détails.
Il se rappelait toutes les longues soirées d'écarté chez Sandres, quand sa femme était jeune et si charmante.
Il se rappelait des choses qu'elle lui avait dites, des intonations qu'elle avait autrefois, des petits sourires muets qui signifiaient tant de pensées.
Il se rappelait leurs promenades, à trois, le long de la Seine, leurs déjeuners sur l'herbe, le dimanche, car Sandres était employé à la sous-préfecture. Et soudain le souvenir net lui revint d'un après-midi passé avec elle dans un petit bois le long de la rivière.
Ils étaient partis le matin, emportant leurs provisions dans des paquets. C'était, par une vive journée de printemps, une de ces journées qui grisent. Tout sent bon, tout semble heureux. Les oiseaux ont des cris plus gais et des coups d'ailes plus rapides. On avait mangé sur l'herbe, sous des saules, tout près de l'eau engourdie par le soleil. L'air était tiède, plein d'odeurs de sève ; on le buvait avec délices. Qu'il faisait bon, ce jour-là !
Après le déjeuner, Sandres s'était endormi sur le dos : " Le meilleur somme de sa vie ", disait-il en se réveillant.
Mme Sandres avait pris le bras de Saval, et ils étaient partis tous les deux le long de la rive.
Elle s'appuyait sur lui. Elle riait, elle disait :
"Je suis grise, mon ami, tout à fait grise." Il la regardait, frémissant jusqu'au coeur, se sentant pâlir, redoutant que ses yeux ne fussent trop hardis, qu'un tremblement de sa main ne révélât son secret.
Elle s'était fait une couronne avec de grandes herbes et des lis d'eau, et lui avait demandé :
"M'aimez-vous, comme ça ?"
Comme il ne répondait rien, - car il n'avait rien trouvé à répondre, il serait plutôt tombé à genoux, - elle s'était mise à rire, d'un rire mécontent, en lui jetant par la figure : "Gros bête, va ! On parle, au moins ! "
Il avait failli pleurer sans trouver encore un seul mot.
Tout cela lui revenait maintenant, précis comme au premier jour. Pourquoi lui avait-elle dit cela : "Gros bête, va ! On parle, au moins !"
Et il se rappela comme elle s'appuyait tendrement sur lui. En passant sous un arbre penché, il avait senti son oreille, à elle, contre sa joue, à lui, et il s'était reculé brusquement, dans la crainte qu'elle ne crût volontaire ce contact.
Quand il avait dit : " Ne serait-il pas temps de revenir? " elle lui avait lancé un regard singulier. Certes, elle l'avait regardé d'une curieuse façon. Il n'y avait pas songé, alors ; et voilà qu'il s'en souvenait maintenant.
"Comme vous voudrez, mon ami. Si vous êtes fatigué, retournons."
Et il avait répondu :
"Ce n'est pas que je sois fatigué; mais Sandres est peut-être réveillé maintenant."
Et elle avait dit, en haussant les épaules :
" Si vous craignez que mon mari soit réveillé, c'est autre chose; retournons! "
En revenant, elle demeura silencieuse; et elle ne s'appuyait plus sur son bras. Pourquoi?
Ce "pourquoi"-là, il ne se l'était point encore posé. Maintenant il lui semblait apercevoir quelque chose qu'il n'avait jamais compris.
Est-ce que...?
M. Saval se sentit rougir, et il se leva bouleversé comme si, de trente ans plus jeune, il avait entendu Mme Sandres lui dire : "Je vous aime!"
Etait-ce possible? Ce soupçon qui venait de lui entrer dans l'âme le torturait ! Etait-ce possible qu'il n'eût pas vu, pas deviné?
Oh! si cela était vrai, s'il avait passé contre ce bonheur sans le saisir!
Il se dit : Je veux savoir. Je ne peux rester dans ce doute. Je veux savoir!
Et il s'habilla vite, se vêtant à la hâte. Il pensait : "J'ai soixante-deux ans, elle en a cinquante-huit; je peux bien lui demander cela. "
Et il sortit.
La maison de Sandres se trouvait de l'autre côté de la rue, presque en face de la sienne. Il s'y rendit. La petite servante vint ouvrir au coup de marteau.
Elle fut étonnée de le voir si tôt :"Vous déjà, monsieur Saval; est-il arrivé quelque accident? "
Saval répondit :
" Non, ma fille, mais va dire à ta maîtresse que je voudrais lui parler tout de suite.
- C'est que Madame fait sa provision de confitures de poires pour l'hiver; et elle est dans son fourneau; et pas habillée, vous comprenez.
Oui, mais dis-lui que c'est pour une chose très importante. "
La petite bonne s'en alla, et Saval se mit à marcher dans le salon, à grands pas nerveux. Il ne se sentait pas embarrassé cependant. Oh! il allait lui demander cela comme il lui aurait demandé une recette de cuisine. C'est qu'il avait soixante-deux ans !
La porte s'ouvrit; elle parut. C'était maintenant une grosse femme large et ronde, aux joues pleines, au rire sonore. Elle marchait les mains loin du corps et les manches relevées sur ses bras nus, poissés de jus sucré. Elle demanda, inquiète :
"Qu'est-ce que vous avez, mon ami; vous n'êtes pas malade? "
Il reprit :
"Non, ma chère amie, mais je veux vous demander une chose qui a pour moi beaucoup d'importance, et qui me torture le coeur. Me promettez-vous de me répondre franchement? "
Elle sourit.
" Je suis toujours franche. Dites.
- Voilà. Je vous ai aimée du jour où je vous ai vue. Vous en étiez-vous doutée? "
Elle répondit en riant, avec quelque chose de l'intonation d'autrefois :
"Gros bête, va ! Je l'ai bien vu du premier jour ! "
Saval se mit à trembler; il balbutia :
" Vous le saviez ?... Alors... "
Et il se tut.
Elle demanda :
" Alors ?... Quoi ? "
Il reprit :
" Alors... que pensiez-vous?... que... que... Qu'auriez-vous répondu? "
Elle rit plus fort. Des gouttes de sirop lui coulaient au bout des doigts et tombaient sur le parquet.
" Moi?... Mais vous ne m'avez rien demandé. Ce n'était pas à moi de vous faire une déclaration ! "
Alors il fit un pas vers elle :
" Dites-moi... dites-moi... Vous rappelez-vous ce jour où Sandres s'est endormi sur l'herbe après déjeuner... où nous avons été ensemble, jusqu'au tournant, là-bas... "
Il attendit. Elle avait cessé de rire et le regardait dans les yeux :
"Mais certainement, je me le rappelle."
Il reprit en frissonnant :
"Eh bien... ce jour-là... si j'avais été... si j'avais été... entreprenant... qu'est-ce que vous auriez fait ? "
Elle se mit à sourire en femme heureuse qui ne regrette rien, et elle répondit franchement, d'une voix claire où pointait une ironie :
"J'aurais cédé, mon ami." Puis elle tourna ses talons et s'enfuit vers ses confitures.
Saval ressortit dans la rue, atterré comme après un désastre. Il filait à grands pas sous la pluie, droit devant lui, descendant vers la rivière, sans songer où il allait. Quand il arriva sur la berge, il tourna à droite et la suivit. Il marcha longtemps, comme poussé par un instinct. Ses vêtements ruisselaient d'eau, son chapeau déformé, mou comme une loque, dégouttait à la façon d'un toit. Il allait toujours, toujours devant lui. Et il se trouva sur la place où ils avaient déjeuné au jour lointain dont le souvenir lui torturait le coeur.
Alors il s'assit sous les arbres dénudés et il pleura.


4 novembre 1883

LA REINE HORTENSE

LA REINE HORTENSE

On l'appelait, dans Argenteuil, la reine Hortense. Personne ne sut jamais pourquoi. Peut-être parce qu'elle parlait ferme comme un officier qui commande ? Peut-être parce qu'elle était grande, osseuse, impérieuse ? Peut-être parce qu'elle gouvernait un peuple de bêtes domestiques, poules, chiens, chats, serins et perruches, de ces bêtes chères aux vieilles filles ? Mais elle n'avait pour ces animaux familiers ni gâteries, ni mot mignards, ni ces puériles tendresses qui semblent couler des lèvres des femmes sur le poil velouté du chat qui ronronne. Elle gouvernait ses bêtes avec autorité, elle régnait.
C'était une vieille fille, en effet, une de ces vieilles filles à la voix cassante, au geste sec, dont l'âme semble dure. Elle avait toujours eu de jeunes bonnes, parce que la jeunesse se plie mieux aux brusques volontés. Elle n'admettait jamais ni contradiction, ni réplique, ni hésitation, ni nonchalance, ni paresse, ni fatigue. Jamais on ne l'avait entendue se plaindre, regretter quoi que ce fût, envier n'importe qui. Elle disait "Chacun sa part" avec une conviction de fataliste. Elle n'allait pas à l'église, n'aimait pas les prêtres, ne croyait guère à Dieu, appelant toutes les choses religieuses de la "marchandise à pleureurs".
Depuis trente ans qu'elle habitait sa petite maison, précédée d'un petit jardin longeant la rue, elle n'avait jamais modifié ses habitudes, ne changeant que ses bonnes impitoyablement, lorsqu'elles prenaient vingt et un ans.
Elle remplaçait sans larmes et sans regrets ses chiens, ses chats et ses oiseaux quand ils mouraient de vieillesse ou d'accident, et elle enterrait les animaux trépassés dans une plate-bande, au moyen d'une petite bêche, puis tassait la terre dessus de quelques coups de pied indifférents.
Elle avait dans la ville quelques connaissances, des familles d'employés dont les hommes allaient à Paris tous les jours. De temps en temps, on l'invitait à venir prendre une tasse de thé le soir. Elle s'endormait inévitablement dans ces réunions, il fallait la réveiller pour qu'elle retournât chez elle. Jamais elle ne permit à personne de l'accompagner, n'ayant peur ni le jour ni la nuit. Elle ne semblait pas aimer les enfants.
Elle occupait son temps à mille besognes de mâle, menuisant, jardinant, coupant le bois avec la scie ou la hache, réparant sa maison vieillie, maçonnant même quand il le fallait.
Elle avait des parents qui la venaient voir deux fois l'an : les Cimme et les Colombel, ses deux soeurs ayant épousé l'une un herboriste, l'autre un petit rentier. Les Cimme n'avaient pas de descendants ; les Colombel en possédaient trois : Henri, Pauline et Joseph. Henri avait vingt ans, Pauline dix-sept et Joseph trois ans seulement, étant venu alors qu'il semblait impossible que sa mère fût encore fécondée.
Aucune tendresse n'unissait la vieille fille à ses parents.
Au printemps de l'année 1882, la reine Hortense tomba malade tout à coup. Les voisins allèrent chercher un médecin qu'elle chassa. Un prêtre s'étant alors présenté, elle sortit de son lit à moitié nue pour le jeter dehors.
La petite bonne, éplorée, lui faisait de la tisane.
Après trois jours de lit, la situation parut devenir si grave, que le tonnelier d'à côté, d'après le conseil du médecin, rentré d'autorité dans la maison, prit sur lui d'appeler les deux familles.
Elles arrivèrent par le même train vers dix heures du matin, les Colombel ayant amené le petit Joseph.
Quand elles se présentèrent à l'entrée du jardin, elles aperçurent d'abord la bonne qui pleurait, sur une chaise, contre le mur.
Le chien dormait couché sur le paillasson de la porte d'entrée, sous une brûlante tombée de soleil ; deux chats, qu'on eût crus morts, étaient allongés sur le rebord des deux fenêtres, les yeux fermés, les pattes et la queue tout au long étendues.
Une grosse poule gloussante promenait un bataillon de poussins, vêtus de duvet jaune, léger comme de la ouate, à travers le petit jardin ; et une grande cage accrochée au mur, couverte de mouron, contenait un peuple d'oiseaux qui s'égosillaient dans la lumière de cette chaude matinée de printemps.
Deux inséparables dans une autre cagette en forme de chalet restaient bien tranquilles, côte à côte sur leur bâton.
M. Cimme, un très gros personnage soufflant, qui entrait toujours le premier partout, écartant les autres, hommes ou femmes, quand il le fallait, demanda :
- Eh bien ! Céleste, ça ne va donc pas ?
La petite bonne gémit à travers ses larmes :
- Elle ne me reconnaît seulement plus. Le médecin dit que c'est la fin.
Tout le monde se regarda.
Mme Cimme et Mme Colombel s'embrassèrent instantanément, sans dire un mot. Elles se ressemblaient beaucoup, ayant toujours porté des bandeaux plats et des châles rouges, des cachemires français éclatants comme des brasiers.
Cimme se tourna vers son beau-frère, homme pâle, jaune et maigre, ravagé par une maladie d'estomac, et qui boitait affreusement, et il prononça d'un ton sérieux :
- Bigre ! il était temps.
Mais personne n'osait pénétrer dans la chambre de la mourante située au rez-de-chaussée. Cimme lui-même cédait le pas. Ce fut Colombel qui se décida le premier, et il entra en se balançant comme un mât de navire, faisant sonner sur les pavés le fer de sa canne.
Les deux femmes se hasardèrent ensuite, et M. Cimme ferma la marche.
Le petit Joseph était resté dehors, séduit par la vue du chien.
Un rayon de soleil coupait en deux le lit, éclairant tout juste les mains qui s'agitaient nerveusement, s'ouvrant et se refermant sans cesse. Les doigts remuaient comme si une pensée les eût animés, comme s'ils eussent signifié des choses, indiqué des idées, obéi à une intelligence. Tout le reste du corps restait immobile sous le drap. La figure anguleuse n'avait pas un tressaillement. Les yeux demeuraient fermés.
Les parents se déployèrent en demi-cercle et se mirent à regarder, sans dire un mot, la poitrine serrée, la respiration courte. La petite bonne les avait suivis et larmoyait toujours.
A la fin, Cimme demanda :
- Qu'est-ce que dit au juste le médecin ?
La servante balbutia :
- Il dit qu'on la laisse tranquille, qu'il n'y a plus rien à faire.
Mais, soudain, les lèvres de la vieille fille se mirent à s'agiter. Elles semblaient prononcer des mots silencieux, des mots cachés dans cette tête de mourante ; et ses mains précipitaient leur mouvement singulier.
Tout à coup elle parla d'une petite voix maigre qu'on ne lui connaissait pas, d'une voix qui semblait venir de loin, du fond de ce coeur toujours fermé peut-être ?
Cimme s'en alla sur la pointe du pied, trouvant pénible ce spectacle. Colombel, dont la jambe estropiée se fatiguait, s'assit.
Les deux femmes restaient debout.
La reine Hortense babillait maintenant très vite sans qu'on comprît rien à ses paroles. Elle prononçait des noms, beaucoup de noms, appelait tendrement des personnes imaginaires.
"Viens ici, mon petit Philippe, embrasse ta mère. Tu l'aimes bien ta maman, dis, mon enfant ? Toi, Rose, tu vas veiller sur ta petite soeur pendant que je serai sortie. Surtout, ne la laisse pas seule, tu m'entends ? Et je te défends de toucher aux allumettes."
Elle se taisait quelques secondes, puis, d'un ton plus haut, comme si elle eût appelé : "Henriette !" Elle attendait un peu, puis reprenait : "Dis à ton père de venir me parler avant d'aller à son bureau." Et soudain : "Je suis un peu souffrante aujourd'hui, mon chéri ; promets-moi de ne pas revenir tard. Tu diras à ton chef que je suis malade. Tu comprends qu'il est dangereux de laisser les enfants seuls quand je suis au lit. Je vais te faire pour le dîner un plat de riz au sucre. Les petits aiment beaucoup cela. C'est Claire qui sera contente !"
Elle se mettait à rire, d'un rire jeune et bruyant, comme elle n'avait jamais ri : "Regarde Jean, quelle drôle de tête il a. Il s'est barbouillé avec les confitures, le petit sale ! Regarde donc, mon chéri, comme il est drôle !"
Colombel, qui changeait de place à tout moment sa jambe fatiguée par le voyage, murmura :
- Elle rêve qu'elle a des enfants et un mari, c'est l'agonie qui commence.
Les deux soeurs ne bougeaient toujours point, surprises et stupides.
La petite bonne prononça :
- Faut retirer vos châles et vos chapeaux, voulez-vous passer dans la salle ?
Elles sortirent sans avoir prononcé une parole. Et Colombel les suivit en boitant, laissant de nouveau toute seule la mourante.
Quand elles se furent débarrassées de leurs vêtements de route, les femmes s'assirent enfin. Alors un des chats quitta sa fenêtre, s'étira, sauta dans la salle, puis sur les genoux de Mme Cimme, qui se mit à le caresser.
On entendait à côté la voix de l'agonisante, vivant, à cette heure dernière, la vie qu'elle avait attendue sans doute, vidant ses rêves eux-mêmes au moment où tout allait finir pour elle.
Cimme, dans le jardin, jouait avec le petit Joseph et le chien, s'amusant beaucoup, d'une gaieté de gros homme aux champs, sans aucun souvenir de la mourante.
Mais tout à coup il rentra, et s'adressant à la bonne :
- Dis donc, ma fille, tu vas nous faire un déjeuner. Qu'est-ce que vous allez manger, Mesdames ?
On convint d'une omelette aux fines herbes, d'un morceau de faux filet avec des pommes nouvelles, d'un fromage et d'une tasse de café.
Et comme Mme Colombel fouillait dans sa poche pour chercher son porte-monnaie, Cimme l'arrêta ; puis, se tournant vers la bonne :
- Tu dois avoir de l'argent ?
- Oui, Monsieur.
- Combien ?
- Quinze francs.
- Ça suffit. Dépêche-toi, ma fille, car je commence à avoir faim.
Mme Cimme, regardant au dehors les fleurs grimpantes baignées de soleil, et deux pigeons amoureux sur le toit en face, prononça d'un air navré :
- C'est malheureux d'être venus pour une aussi triste circonstance. Il ferait bien bon dans la campagne aujourd'hui.
Sa soeur soupira sans répondre, et Colombel murmura, ému peut-être par la pensée d'une marche :
- Ma jambe me tracasse bougrement.
Le petit Joseph et le chien faisaient un bruit terrible : l'un poussant des cris de joie, l'autre aboyant éperdument. Ils jouaient à cache-cache autour des trois plates-bandes, courant l'un après l'autre comme deux fous.
La mourante continuait à appeler ses enfants, causant avec chacun, s'imaginant qu'elle les habillait, qu'elle les caressait, qu'elle leur apprenait à lire : "Allons ! Simon, répète : A B C D. Tu ne dis pas bien, voyons, D D D, m'entends-tu ! Répète alors..."
Cimme prononça : "C'est curieux ce que l'on dit à ces moments-là."
Mme Colombel alors demanda :
- Il vaudrait peut-être mieux retourner auprès d'elle. Mais Cimme aussitôt l'en dissuada :
- Pourquoi faire, puisque vous ne pouvez rien changer à son état ? Nous sommes aussi bien ici.
Personne n'insista. Mme Cimme considéra les deux oiseaux verts, dits inséparables. Elle loua en quelques phrases cette fidélité singulière et blâma les hommes de ne pas imiter ces bêtes. Cimme se mit à rire, regarda sa femme, chantonna d'un air goguenard : "Tra-la-la. Tra-la-la-la", comme pour laisser entendre bien des choses sur sa fidélité, à lui, Cimme.
Colombel, pris maintenant des crampes d'estomac, frappait le pavé de sa canne.
L'autre chat entra la queue en l'air.
On ne se mit à table qu'à une heure.
Dès qu'il eût goûté au vin, Colombel, à qui on avait recommandé de ne boire que du bordeaux de choix, rappela la servante :
- Dis donc, ma fille, est-ce qu'il n'y a rien de meilleur que cela dans la cave ?
- Oui, Monsieur, il y a du vin fin qu'on vous servait quand vous veniez.
- Eh bien ! va nous en chercher trois bouteilles.
On goûta ce vin qui parut excellent ; non pas qu'il provînt d'un cru remarquable, mais il avait quinze ans de cave. Cimme déclara :
- C'est du vrai vin de malade.
Colombel, saisi d'une envie ardente de posséder ce bordeaux, interrogea de nouveau la bonne :
- Combien en reste-t-il, ma fille ?
- Oh ! presque tout, Monsieur ; Mamz'elle n'en buvait jamais. C'est le tas du fond.
Alors il se tourna vers son beau-frère :
- Si vous vouliez, Cimme, je vous reprendrais ce vin-là pour autre chose, il convient merveilleusement à mon estomac.
La poule était entrée à son tour avec son troupeau de poussins ; les deux femmes s'amusaient à lui jeter des miettes.
On renvoya au jardin Joseph et le chien qui avaient assez mangé.
La reine Hortense parlait toujours, mais à voix basse maintenant, de sorte qu'on ne distinguait plus les paroles.
Quand on eut achevé le café, tout le monde alla constater l'état de la malade. Elle semblait calme.
On ressortit et on s'assit en cercle dans le jardin pour digérer.
Tout à coup le chien se mit à tourner autour des chaises de toute la vitesse de ses pattes, portant quelque chose en sa gueule. L'enfant courait derrière éperdument. Tous deux disparurent dans la maison.
Cimme s'endormit le ventre au soleil.
La mourante se remit à parler haut. Puis, tout à coup, elle cria.
Les deux femmes et Colombel s'empressèrent de rentrer pour voir ce qu'elle avait.
Cimme, réveillé, ne se dérangea pas, n'aimant point ces choses-là.
Elle s'était assise, les yeux hagards. Son chien, pour échapper à la poursuite du petit Joseph, avait sauté sur le lit, franchi l'agonisante ; et, retranché derrière l'oreiller, il regardait son camarade de ses yeux luisants, prêt à sauter de nouveau pour recommencer la partie. Il tenait à la gueule une des pantoufles de sa maîtresse, déchirée à coups de crocs, depuis une heure qu'il jouait avec.
L'enfant, intimidé par cette femme dressée soudain devant lui, restait immobile en face de la couche.
La poule, entrée aussi, effarouchée par le bruit, avait sauté sur une chaise ; et elle appelait désespérément ses poussins qui pépiaient, effarés, entre les quatre jambes du siège.
La reine Hortense criait d'une voix déchirante : "Non, non, je ne veux pas mourir, je ne veux pas ! je ne veux pas ! qui est-ce qui élèvera mes enfants ? Qui les soignera ? Qui les aimera ? Non, je ne veux pas !... je ne..."
Elle se renversa sur le dos. C'était fini.
Le chien, très excité, sauta dans la chambre en gambadant.
Colombel courut à la fenêtre, appela son beau-frère : "Arrivez vite, arrivez vite. Je crois qu'elle vient de passer."
Alors Cimme se leva et, prenant son parti, il pénétra dans la chambre en balbutiant :
- Ça été moins long que je n'aurais cru.


24 avril 1883

LA RELIQUE

LA RELIQUE


Monsieur l'abbé Louis d'Ennemare, à Soissons.

Mon cher abbé,
Voici mon mariage avec ta cousine rompu, et de la façon la plus bête, pour une mauvaise plaisanterie que j'ai faite presque involontairement à ma fiancée.
J'ai recours à toi, mon vieux camarade, dans l'embarras où je me trouve ; car tu peux me tirer d'affaire. Je t'en serai reconnaissant jusqu'à la mort.
Tu connais Gilberte, ou plutôt tu crois la connaître ; mais connaît-on jamais les femmes ? Toutes leurs opinions, leurs croyances, leurs idées sont à surprises. Tout cela est plein de détours, de retours, d'imprévu, de raisonnements insaisissables, de logique à rebours, d'entêtements qui semblent définitifs et qui cèdent parce qu'un petit oiseau est venu se poser sur le bord d'une fenêtre.
Je n'ai pas à t'apprendre que ta cousine est religieuse à l'extrême, élevée par les Dames blanches ou noires de Nancy.
Cela, tu le sais mieux que moi. Ce que tu ignores, sans doute, c'est qu'elle est exaltée en tout comme en dévotion. Sa tête s'envole à la façon d'une feuille cabriolant dans le vent, et elle est femme, ou plutôt jeune fille, plus qu'aucune autre, tout de suite attendrie ou fâchée, partant au galop pour l'affection comme pour la haine, et revenant de la même façon ; et jolie... comme tu sais ; et charmeuse plus qu'on ne peut dire... et comme tu ne sauras jamais.
Donc, nous étions fiancés ; je l'adorais comme je l'adore encore. Elle semblait m'aimer.
Un soir je reçus une dépêche qui m'appelait à Cologne pour une consultation suivie peut-être d'une opération grave et difficile. Comme je devais partir le lendemain, je courus faire mes adieux à Gilberte et dire pourquoi je ne dînerais point chez mes futurs beaux-parents le mercredi, mais seulement le vendredi, jour de mon retour. Oh ! prends garde aux vendredis : je t'assure qu'ils sont funestes !
Quand je parlai de mon départ, je vis une larme dans ses yeux ; mais quand j'annonçai ma prochaine revenue, elle battit aussitôt des mains et s'écria : "Quel bonheur ! vous me rapporterez quelque chose ; presque rien, un simple souvenir, mais un souvenir choisi pour moi. Il faut découvrir ce qui me fera le plus de plaisir, entendez-vous ? Je verrai si vous avez de l'imagination."
Elle réfléchit quelques secondes, puis ajouta : "Je vous défends d'y mettre plus de vingt francs. Je veux être touchée par l'intention, par l'invention, monsieur, non par le prix." Puis, après un nouveau silence, elle dit à mi-voix, les yeux baissés : "Si cela ne vous coûte rien, comme argent, et si c'est bien ingénieux, bien délicat, je vous... je vous embrasserai."

J'étais à Cologne le lendemain. Il s'agissait d'un accident affreux qui mettait au désespoir une famille entière. Une amputation était urgente. On me logea, on m'enferma presque ; je ne vis que des gens en larmes qui m'assourdissaient ; j'opérai un moribond qui faillit trépasser entre mes mains ; je restai deux nuits près de lui ; puis, quand j'aperçus une chance de salut, je me fis conduire à la gare.
Or je m'étais trompé, j'avais une heure à perdre. J'errais par les rues en songeant encore à mon pauvre malade quand un individu m'aborda.
Je ne sais pas l'allemand ; il ignorait le français ; enfin je compris qu'il me proposait des reliques. Le souvenir de Gilberte me traversa le coeur ; je connaissais sa dévotion fanatique. Voilà mon cadeau trouvé. Je suivis l'homme dans un magasin d'objets de sainteté, et je pris un "bétit morceau d'un os des once mille fierges".
La prétendue relique était enfermée dans une charmante boîte en vieil argent qui décida mon choix.
Je mis l'objet dans ma poche et je montai dans mon wagon.
En rentrant chez moi, je voulus examiner de nouveau mon achat. Je le pris... La boîte s'était ouverte, la relique était perdue ! J'eus beau fouiller ma poche, la retourner ; le petit os, gros comme la moitié d'une épingle, avait disparu.
Je n'ai, tu le sais, mon cher abbé, qu'une foi moyenne,, tu as la grandeur d'âme, l'amitié, de tolérer ma froideur, et de me laisser libre, attendant l'avenir, dis-tu ; mais je suis absolument incrédule aux reliques des brocanteurs en piété, et tu partages mes doutes absolus à cet égard. Donc, la perte de cette parcelle de carcasse de mouton ne me désola point, et je me procurai, sans peine, un fragment analogue que je collai soigneusement dans l'intérieur de mon bijou.
Et j'allai chez ma fiancée.
Dès qu'elle me vit entrer, elle s'élança devant moi, anxieuse et souriante : "Qu'est-ce que vous m'avez rapporté ?"
Je fis semblant d'avoir oublié ; elle ne me crut pas. Je me laissai prier, supplier mêmes et, quand je la sentais éperdue de curiosité, je lui offris le saint médaillon. Elle demeura saisie de joie. "Une relique ! Oh ! une relique !" et elle baisait passionnément la boîte. J'eus honte de ma supercherie.
Mais une inquiétude l'effleura, qui devint aussitôt une crainte horrible ; et, me fixant au fond des yeux :
"Etes-vous bien sûr qu'elle soit authentique ?
- Absolument certain.
- Comment cela ?"
J'étais pris. Avouer que j'avais acheté cet ossement à un marchand courant les rues, c'était me perdre. Que dire ? Une idée folle me traversa l'esprit ; je répondis à voix basse, d'un ton mystérieux :
"Je l'ai volée pour vous."
Elle me contempla avec ses grands yeux émerveillés et ravis. "Oh ! vous l'avez volée. Où ça ? - Dans la cathédrale, dans la châsse même des onze mille vierges." Son coeur battait ; elle défaillait de bonheur ; elle murmura :
" Oh ! vous avez fait cela... pour moi. Racontez... dites-moi tout !"
C'était fini, je ne pouvais plus reculer. J'inventai une histoire fantastique avec des détails précis et surprenants. J'avais donné cent francs au gardien de l'édifice pour le visiter seul ; la châsse était en réparation, mais je tombais juste à l'heure du déjeuner des ouvriers et du clergé, en enlevant un panneau que je recollai ensuite soigneusement, j'avais pu saisir un petit os (oh ! si petit) au milieu d'une quantité d'autres (je dis une quantité en songeant à ce que doivent produire les débris des onze mille squelettes de vierges). Puis je m'étais rendu chez un orfèvre et j'avais acheté un bijou digne de la relique.
Je n'étais pas fâché de lui faire savoir que le médaillon m'avait coûté cinq cents francs.
Mais elle ne songeait guère à cela, elle m'écoutait frémissante, en extase. Elle murmura : "Comme je vous aime !" et se laissa tomber dans mes bras.
Remarque ceci : J'avais commis pour elle, un sacrilège. J'avais volé ; j'avais violé une église, violé un châsse- violé et volé des reliques sacrées. Elle m'adorait pour cela ; me trouvait tendre, parfait, divin. Telle est la femme, mon cher abbé, toute la femme.
Pendant deux mois, je fus le plus admirable des fiancés. Elle avait organisé dans sa chambre une sorte de chapelle magnifique pour y placer cette parcelle de côtelette qui m'avait fait accomplir, croyait-elle, ce divin crime d'amour, et elle s'exaltait là, devant, soir et matin.
Je l'avais priée du secret, par crainte, disais-je, de me voir arrêté, condamné, livré à l'Allemagne. Elle m'avait tenu parole.
Or, voilà qu'au commencement de l'été, un désir fou lui vint de voir le lieu de mon exploit. Elle pria tant et si bien son père (sans lui avouer sa raison secrète) qu'il l'emmena à Cologne en me cachant cette excursion, selon le désir de sa fille.
Je n'ai pas besoin de te dire que je n'ai pas vu la cathédrale à l'intérieur. J'ignore où est le tombeau (S'il y a tombeau ?) des onze mille vierges. Il paraît que ce sépulcre est inabordable, hélas !
Je reçus, huit jours après, dix lignes me rendant ma parole ; plus une lettre explicative du père, confident tardif.
A l'aspect de la châsse, elle avait compris soudain ma supercherie, mon mensonge et, en même temps, ma réelle innocence. Ayant demandé au gardien des reliques si aucun vol n'avait été commis, l'homme s'était mis à rire en démontrant l'impossibilité d'un semblable attentat.
Mais du moment que je n'avais pas fracturé un lieu sacré et plongé ma main profane au milieu de restes vénérables, je n'étais plus digne de ma blonde et délicate fiancée.
On me défendit l'entrée de la maison. J'eus beau prier, supplier, rien ne put attendrir la belle dévote.
Je fus malade de chagrin.
Or, la semaine dernière, sa cousine, qui est aussi la tienne, Mme d'Arville, me fit prier de la venir trouver.
Voici les conditions de mon pardon. Il faut que j'apporte une relique, une vraie, authentique, certifiée par Notre Saint-Père le Pape, d'une vierge et martyre quelconque.
Je deviens fou d'embarras et d'inquiétude.
J'irai à Rome s'il le faut. Mais je ne puis me présenter au Pape à l'improviste et lui raconter ma sotte aventure. Et puis je doute qu'on confie aux particuliers des reliques véritables.
Ne pourrais-tu me recommander à quelque monsignor, ou seulement à quelque prélat français, propriétaire de fragments d'une sainte ? Toi-même, n'aurais-tu pas en tes collections le précieux objet réclamé ?
Sauve-moi, mon cher abbé, et je te promets de me convertir dix ans plus tôt !
Mme d'Arville, qui prend la chose au sérieux, m'a dit : "Cette pauvre Gilberte ne se mariera jamais."
Mon bon camarade, laisseras-tu ta cousine mourir victime d'une stupide fumisterie ? Je t'en supplie, fais qu'elle ne soit pas la onze mille et unième.
Pardonne, je suis indigne ; mais je t'embrasse et je t'aime de tout coeur.
Ton vieil ami,

Henri Pontal.

17 octobre 1882

LA REMPAILLEUSE

LA REMPAILLEUSE


à Léon Hennique

C'était la fin du dîner d'ouverture de chasse chez le marquis de Bertrans. Onze chasseurs, huit jeunes femmes et le médecin du pays étaient assis autour de la grande table illuminée, couverte de fruits et de fleurs.
On vint à parler d'amour, et une grande discussion s'éleva, l'éternelle discussion, pour savoir si on pouvait aimer vraiment une fois ou plusieurs fois. On cita des exemples de gens n'ayant jamais eu qu'un amour sérieux ; on cita aussi d'autres exemples de gens ayant aimé souvent, avec violence. Les hommes, en général, prétendaient que la passion, comme les maladies, peut frapper plusieurs fois le même être, et le frapper à le tuer si quelque obstacle se dresse devant lui. Bien que cette manière de voir ne fût pas contestable, les femmes, dont l'opinion s'appuyait sur la poésie bien plus que sur l'observation, affirmaient que l'amour, l'amour vrai, le grand amour, ne pouvait tomber qu'une seule fois sur un mortel, qu'il était semblable à la foudre, cet amour, et qu'un coeur touché par lui demeurait ensuite tellement vidé, ravagé, incendié, qu'aucun autre sentiment puissant, même aucun rêve, n'y pouvait germer de nouveau.
Le marquis, ayant aimé beaucoup, combattait vivement cette croyance :
- Je vous dis, moi, qu'on peut aimer plusieurs fois avec toutes ses forces et toute son âme. Vous me citez des gens qui se sont tués par amour, comme preuve de l'impossibilité d'une seconde passion. Je vous répondrai que, s'ils n'avaient pas commis cette bêtise de se suicider, ce qui leur enlevait toute chance de rechute, ils se seraient guéris ; et ils auraient recommencé, et toujours, jusqu'à leur mort naturelle. Il en est des amoureux comme des ivrognes. Qui a bu boira - qui a aimé aimera. C'est une affaire de tempérament, cela.
On prit pour arbritre le docteur, vieux médecin parisien retiré aux champs, et on le pria de donner son avis.
Justement il n'en avait pas :
- Comme l'a dit le marquis, c'est une affaire de tempérament ; quant à moi, j'ai eu connaissance d'une passion qui dura cinquante-cinq ans sans un jour de répit, et qui ne se termina que par la mort.
La marquise battit des mains.
- Est-ce beau cela ! Et quel rêve d'être aimé ainsi ! Quel bonheur de vivre cinquante-cinq ans tout enveloppé de cette affection acharnée et pénétrante ! Comme il a dû être heureux et bénir la vie celui qu'on adora de la sorte !
Le médecin sourit :
- En effet, Madame, vous ne vous trompez pas sur ce ce point, que l'être aimé fut un homme. Vous le connaissez, c'est M. Chouquet, le pharmacien du bourg. Quant à elle, la femme, vous l'avez connue aussi, c'est la vieille rempailleuse de chaises qui venait tous les ans au château. Mais je vais me faire mieux comprendre.
L'enthousiasme des femmes était tombé ; et leur visage dégoûté disait : "Pouah !", comme si l'amour n'eût dû frapper que des êtres fins et distingués, seuls dignes de l'intérêt des gens comme il faut.
Le médecin reprit :
- J'ai été appelé, il y a trois mois, auprès de cette vieille femme, à son lit de mort. Elle était arrivée, la veille, dans la voiture qui lui servait de maison, traînée par la rosse que vous avez vue, et accompagnée de ses deux grands chiens noirs, ses amis et ses gardiens. Le curé était déjà là. Elle nous fit ses exécuteurs testamentaires, et, pour nous dévoiler le sens de ses volontés dernières, elle nous raconta toute sa vie. Je ne sais rien de plus singulier et de plus poignant.
Son père était rempailleur et sa mère rempailleuse. Elle n'a jamais eu de logis planté en terre.
Toute petite, elle errait, haillonneuse, vermineuse, sordide. On s'arrêtait à l'entrée des villages, le long des fossés ; on dételait la voiture ; le cheval broutait ; le chien dormait, le museau sur ses pattes ; et la petite se roulait dans l'herbe pendant que le père et la mère rafistolaient, à l'ombre des ormes du chemin, tous les vieux sièges de la commune. On ne parlait guère dans cette demeure ambulante. Après les quelques mots nécessaires pour décider qui ferait le tour des maisons en poussant le cri bien connu : "Remmmpailleur de chaises !", on se mettait à tortiller la paille, face à face ou côte à côte. Quand l'enfant allait trop loin ou tentait d'entrer en relations avec quelque galopin du village, la voix colère du père la rappelait : "Veux-tu bien revenir ici, crapule !". C'étaient les seuls mots de tendresse qu'elle entendait.
Quand elle devint plus grande, on l'envoya faire la récolte des fonds de sièges avariés. Alors elle ébaucha quelques connaissances de place en place avec les gamins ; mais c'étaient, cette fois, les parents de ses nouveaux amis qui rappelaient brutalement leurs enfants : "Veux-tu bien venir ici, polisson ! Que je te voie causer avec les va-nu-pieds !...".
Souvent les petits gars lui jetaient des pierres.
Des dames lui ayant donné quelques sous, elle les garda soigneusement.
Un jour - elle avait alors onze ans - comme elle passait par ce pays, elle rencontra derrière le cimetière le petit Chouquet qui pleurait parce qu'un camarade lui avait volé deux liards. Ces larmes d'un petit bourgeois, d'un de ces petits qu'elle s'imaginait dans sa frêle caboche de déshéritée, être toujours contents et joyeux, la bouleversèrent. Elle s'approcha, et, quand elle connut la raison de sa peine, elle versa entre ses mains toutes ses économies, sept sous, qu'il prit naturellement, en essuyant ses larmes. Alors, folle de joie, elle eut l'audace de l'embrasser. Comme il considérait attentivement sa monnaie, il se laissa faire. Ne se voyant ni repoussée, ni battue, elle recommença ; elle l'embrassa à pleins bras, à plein coeur. Puis elle se sauva.
Que se passa-t-il dans cette misérable tête ? S'est-elle attachée à ce mioche parce qu'elle lui avait sacrifié sa fortune de vagabonde, ou parce qu'elle lui avait donné son premier baiser tendre ? Le mystère est le même pour les petits que pour les grands.
Pendant des mois, elle rêva de ce coin de cimetière et de ce gamin. Dans l'espérance de le revoir, elle vola ses parents, grappillant un sou par-ci, un sou par-là, sur un rempaillage, ou sur les provisions qu'elle allait acheter.
Quand elle revint, elle avait deux francs dans sa poche, mais elle ne put qu'apercevoir le petit pharmacien, bien propre, derrière les carreaux de la boutique paternelle, entre un bocal rouge et un ténia.
Elle ne l'en aima que davantage, séduite, émue, extasiée par cette gloire de l'eau colorée, cette apothéose des cristaux luisants.
Elle garda en elle son souvenir ineffaçable, et, quand elle le rencontra, l'an suivant, derrière l'école, jouant aux billes avec ses camarades, elle se jeta sur lui, le saisit dans ses bras, et le baisa avec tant de violence qu'il se mit à hurler de peur. Alors, pour l'apaiser, elle lui donna son argent : trois francs vingt, un vrai trésor, qu'il regardait avec des yeux agrandis.
Il le prit et se laissa caresser tant qu'elle voulut.
Pendant quatre ans encore, elle versa entre ses mains toutes ses réserves, qu'il empochait avec conscience en échange de baisers consentis. Ce fut une fois trente sous, une fois deux francs, une fois douze sous (elle en pleura de peine et d'humiliation, mais l'année avait été mauvaise) et la dernière fois, cinq francs, une grosse pièce ronde, qui le fit rire d'un rire content.
Elle ne pensait plus qu'à lui ; et il attendait son retour avec une certaine impatience, courait au-devant d'elle en la voyant, ce qui faisait bondir le coeur de la fillette.
Puis il disparut. On l'avait mis au collège. Elle le sut en interrogeant habilement. Alors elle usa d'une diplomatie infinie pour changer l'itinéraire de ses parents et les faire passer par ici au moment des vacances. Elle y réussit, mais après un an de ruses. Elle était donc restée deux ans sans le revoir ; et elle le reconnut à peine, tant il était changé, grandi, embelli, imposant dans sa tunique à boutons d'orr. Il feignit de ne pas la voir et passa fièrement près d'elle.
Elle en pleura pendant deux jours ; et depuis lors elle souffrit sans fin.
Tous les ans elle revenait ; passait devant lui sans oser le saluer et sans qu'il daignât même tourner les yeux vers elle. Elle l'aimait éperdument. Elle me dit : "C'est le seul homme que j'aie vu sur la terre, monsieur le médecin ; je ne sais pas si les autres existaient seulement". Ses parents moururent. Elle continua leur métier, mais elle prit deux chiens au lieu d'un, deux terribles chiens qu'on n'aurait pas osé braver.
Un jour, en revenant dans ce village où son coeur était resté, elle aperçut une jeune femme qui sortait de la boutique Chouquet au bras de son bien-aimé. C'était sa femme. Il était marié.
Le soir même, elle se jeta dans la mare qui est sur la place de la Mairie. Un ivrogne attardé la repêcha, et la porta à la pharmacie. Le fils Chouquet descendit en robe de chambre, pour la soigner, et, sans paraître la reconnaître, la déshabilla, la frictionna, puis il lui dit d'une voix dure : "Mais vous êtes folle ! Il ne faut pas être bête comme ça !".
Cela suffit pour la guérir. Il lui avait parlé ! Elle était heureuse pour longtemps.
Il ne voulut rien recevoir en rémunération de ses soins, bien qu'elle insistât vivement pour le payer.
Et toute sa vie s'écoula ainsi. Elle rempaillait en songeant à Chouquet. Tous les ans, elle l'apercevait derrière ses vitraux. Elle prit l'habitude d'acheter chez lui des provisions de menus médicaments. De la sorte elle le voyait de près, et lui parlait, et lui donnait encore de l'argent.
Comme je vous l'ai dit en commençant, elle est morte ce printemps. Après m'avoir raconté toute cette triste histoire, elle me pria de remettre à celui qu'elle avait si patiemment aimé toutes les économies de son existence, car elle n'avait travaillé que pour lui, disait-elle, jeûnant même pour mettre de côté, et être sûre qu'il penserait à elle, au moins une fois, quand elle serait morte.
Elle me donna donc deux mille trois cent vingt-sept francs. Je laissai à M. le curé les vingt-sept francs pour l'enterrement, et j'emportai le reste quand elle eut rendu le dernier soupir.
Le lendemain, je me rendis chez les Chouquet. Ils achevaient de déjeuner, en face l'un de l'autre, gros et rouges, fleurant les produits pharmaceutiques, importants et satisfaits.
On me fit asseoir ; on m'offrit un kirsch, que j'acceptai ; et je commençai mon discours d'une voix émue, persuadé qu'ils allaient pleurer.
Dès qu'il eut compris qu'il avait été aimé de cette vagabonde, de cette rempailleuse, de cette rouleuse, Chouquet bondit d'indignation, comme si elle avait volé sa réputation, l'estime des honnêtes gens, son honneur intime, quelque chose de délicat qui lui était plus cher que la vie.
Sa femme, aussi exaspérée que lui, répétait : "Cette gueuse ! cette gueuse ! cette gueuse!...". Sans pouvoir trouver autre chose.
Il s'était levé ; il marchait à grands pas derrière la table, le bonnet grec chaviré sur une oreille. Il balbutiait : "Comprend-on ça, docteur ? Voilà de ces choses horribles pour un homme ! Que faire, Oh ! si je l'avais su de son vivant, je l'aurais fait arrêter par la gendarmerie et flanquer en prison. Et elle n'en serait pas sortie, je vous en réponds !".
Je demeurais stupéfait du résultat de ma démarche pieuse. Je ne savais que dire ni que faire. Mais j'avais à compléter ma mission. Je repris : "Elle m'a chargé de vous remettre ses économies, qui montent à deux mille trois cent francs. Comme ce que je viens de vous apprendre semble vous être fort désagréable, le mieux serait peût-tre de donner cet argent aux pauvres".
Ils me regardaient, l'homme et la femme, perclus de saisissement.
Je tirai l'argent de ma poche, du misérable argent de tous pays et de toutes les marquess, de l'or et de sous mêlés. Puis je demandai : "Que décidez-vous ?".
Madame Chouquet parla la première : "Mais puisque c'était sa dernière volonté, à cette femme... il me semble qu'il nous est bien difficile de refuser".
Le mari, vaguement confus, reprit : "Nous pourrions toujours acheter avec ça quelque chose pour nos enfants".
Je dis d'un air sec : "Comme vous voudrez".
Il reprit : "Donnez toujours, puisqu'elle vous en a chargé ; nous trouverons bien moyens de l'employer à quelque bonne oeuvre".
Je remis l'argent, je saluai, et je partis.
Le lendemain Chouquet vient me trouver et, brusquement :
- "Mais elle a laissé ici sa voiture, cette... cette femme. Qu'est-ce que vous en faites, de cette voiture ?
- Rien, prenez-là si vous voulez.
- Parfait ; cela me va ; j'en ferai une cabane pour mon potager.
Il s'en allait. Je le rappelai. "Elle a laissé aussi son vieux cheval et ses deux chiens. Les voulez-vous ?". Il s'arrêta, surpris : "Ah ! non, par exemple ; que voulez-vous que j'en fasse ? Disposez-en comme vous voudrez". Et il riait. Puis il me tendit sa main que je serrai. Que voulez-vous ? Il ne faut pas, dans un pays, que le médecin et le pharmacien soient ennemis. J'ai gardé les chiens chez moi. Le curé, qui a une grande cour, a pris le cheval. La voiture sert de cabane à Chouquet ; et il a acheté cinq obligations de chemin de fer avec l'argent.
Voilà le seul amour profond que j'aie rencontré, dans ma vie".
Le médecin se tut.
Alors la marquise, qui avait des larmes dans les yeux, soupira :
- "Décidément, il n'y a que les femmes pour savoir aimer !".

17 septembre 1882

LE REMPLAÇANT

LE REMPLAÇANT

"Mme Bonderoi ?
- Oui, Mme Bonderoi.
- Pas possible ?
- Je - vous - le - dis.
- Mme Bonderoi, la vieille dame à bonnets de dentelle, la dévote, la sainte, l'honorable Mme Bonderoi dont les petits cheveux follets et faux ont l'air collé, autour du crâne ?
- Elle-même.
- Oh ! voyons, vous êtes fou ?
- Je - vous - le - jure.
- Alors, dites-moi tous les détails ?
- Les voici. Du temps de M. Bonderoi, l'ancien notaire, Mme Bonderoi utilisait, dit-on, les clercs pour son service particulier. C'est une de ces respectables bourgeoises à vices secrets et à principes inflexibles , comme il en est beaucoup. Elle aimait les beaux garçons ; quoi de plus naturel ? N'aimons-nous pas les belles filles ?
Une fois que le père Bonderoi fut mort, la veuve se mit à vivre en rentière paisible et irréprochable. Elle fréquentait assidûment l'église, parlait dédaigneusement du prochain, et ne laissait rien à dire sur elle.
Puis elle vieillit, elle devint la petite bonne femme que vous connaissez, pincée, sûrie, mauvaise.
Or, voici l'aventure invraisemblable arrivée jeudi dernier :
Mon ami Jean d'Anglemare est, vous le savez, capitaine aux dragons, caserné dans le faubourg de la Rivette.
En arrivant au quartier, l'autre matin, il apprit que deux hommes de sa compagnie s'étaient flanqué une abominable tripotée. L'honneur militaire a des lois sévères. Un duel eut lieu. Après l'affaire, les soldats se réconcilièrent, et interrogés par leur officier, lui racontèrent le sujet de la querelle. Ils s'étaient battus pour Mme Bonderoi.
- Oh !
- Oui, mon ami, pour Mme Bonderoi !"
Mais je laisse la parole au cavalier Siballe :
"Voilà l'affaire, mon capitaine. Y a z'environ dix-huit mois, je me promenais sur le cours, entre six et sept heures du soir, quand une particulière m'aborda.
Elle me dit, comme elle m'avait demandé son chemin : "Militaire, voulez-vous gagner honnêtement dix francs par semaine ?"
Je lui répondis sincèrement : "A vot' service, madame."
Alors ell' me dit : "Venez me trouver demain, à midi. Je suis Mme Bonderoi, 6, rue de la Tranchée.
- J' n'y manquerai pas, madame, soyez tranquille."
Puis, ell' me quitta d'un air content en ajoutant : "Je vous remercie bien, militaire.
- C'est moi qui vous remercie, madame."
Ça ne laissa pas que d'me taquiner jusqu'au lendemain.
A midi, je sonnais chez elle.
Ell' vint m'ouvrir elle-même. Elle avait un tas de petits rubans sur la tête.
"Dépêchons-nous, dit-elle, parce que ma bonne pourrait rentrer."
Je répondis : "Je veux bien me dépêcher. Qu'est-ce qu'il faut faire ?"
Alors, elle se mit à rire et riposta : "Tu ne comprends pas, gros malin ?"
Je n'y étais plus, mon capitaine, parole d'honneur.
Ell' vint s'asseoir tout près de moi, et me dit : "Si tu répètes un mot de tout ça, je te ferai mettre en prison. Jure que tu seras muet."
Je lui jurai ce qu'ell' voulut. Mais je ne comprenais toujours pas. J'en avais la sueur au front. Alors je retirai mon casque oùsqu'était mon mouchoir. Elle le prit, mon mouchoir, et m'essuya les cheveux des tempes. Puis v'là qu'ell' m'embrasse et qu'ell' me souffle dans l'oreille :
"Alors, tu veux bien ?"
Je répondis : "Je veux bien ce que vous voudrez, madame, puisque je suis venu pour ça."
Alors ell' se fit comprendre ouvertement par des manifestations. Quand j'vis de quoi il s'agissait, je posai mon casque sur une chaise ; et je lui montrai que dans les dragons on ne recule jamais, mon capitaine.
Ce n'est pas que ça me disait beaucoup, car la particulière n'était pas dans sa primeur. Mais y ne faut pas se montrer trop regardant dans le métier, vu que les picaillons sont rares. Et puis on a de la famille qu'il faut soutenir. Je me disais : "Y aura cent sous pour le père, là-dessus."
Quand la corvée a été faite, mon capitaine, je me suis mis en position de me retirer. Elle aurait bien voulu que je ne parte pas sitôt. Mais je lui dis : "Chacun son dû, madame. Un p'tit verre ça coûte deux sous, et deux p'tits verres, ça coûte quatre sous."
Ell' comprit bien le raisonnement et me mit un p'tit napoléon de dix balles au fond de la main. Ça ne m'allait guère, c'te monnaie-là, parce que ça vous coule dans la poche, et quand les pantalons ne sont pas bien cousus, on la retrouve dans ses bottes, ou bien on ne la retrouve pas.
Alors que je regardais ce pain à cacheter jaune en me disant ça, ell' me contemple ; et puis ell' devient rouge, et ell' se trompe sur ma physionomie, et ell' me demande :
"Est-ce que tu trouves que c'est pas assez ?" Je lui réponds :
"Ce n'est pas précisément ça, madame, mais, si ça ne vous faisait rien, j'aimerais mieux deux pièces de cent sous."
Ell' me les donna et je m'éloîgnai.
Or, voilà dix-huit mois que ça dure, mon capitaine. J'y vas tous les mardis, le soir, quand vous consentez à me donner permission. Elle aime mieux ça, parce que sa bonne est couchée.
Or donc, la semaine dernière, je me trouvai indisposé ; et il me fallut tâter de l'infirmerie. Le mardi arrive, pas moyen de sortir ; et je me mangeais les sangs par rapport aux dix balles dont je me trouve accoutumé.
Je me dis : "Si personne y va, je suis rasé ; qu'elle prendra pour sûr un artilleur." Et ça me révolutionnait.
Alors, je fais demander Paumelle, que nous sommes pays ; et je lui dis la chose : "Y aura cent sous pour toi, cent sous pour moi, c'est convenu."
Y consent, et le v'là parti. J'y avais donné les renseignements. Y frappe ; ell' ouvre ; ell' le fait entrer ; ell' l'y regarde pas la tête et s'aperçoit point qu'c'est pas le même.
Vous comprenez, mon capitaine, un dragon et un dragon, quand ils ont le casque, ça se ressemble.
Mais soudain, elle découvre la transformation, et ell' demande d'un air de colère :
"Qu'est-ce que vous êtes ? Qu'est-ce que vous voulez ? Je ne vous connais pas, moi ?"
Alors Paumelle s'explique. Il démontre que je suis indisposé et il expose que je l'ai envoyé pour remplaçant.
Elle le regarde, lui fait aussi jurer le secret, et puis elle l'accepte, comme bien vous pensez, vu que Paumelle n'est pas mal aussi de sa personne.
Mais quand ce limier-là fut revenu, mon capitaine, il ne voulait plus me donner mes cent sous. Si ça avait été pour moi, j'aurais rien dit, mais c'était pour le père ; et là-dessus, pas de blague.
Je lui dis :
"T'es pas délicat dans tes procédés, pour un dragon, que tu déconsidères l'uniforme."
Il a levé la main, mon capitaine, en disant que c'te corvée-là, ça valait plus du double.
Chacun son jugement, pas vrai ? Fallait point qu'il accepte. J'y ai mis mon poing dans le nez. Vous avez connaissance du reste.
Le capitaine d'Anglemare riait aux larmes en me disant l'histoire. Mais il m'a fait aussi jurer le secret qu'il avait garanti aux deux soldats.
"Surtout, n'allez pas me trahir, gardez ça pour vous, vous me le promettez ?
- Oh ! ne craignez rien. Mais comment tout cela s'est-il arrangé en définitive ?
- Comment ? Je vous le donne en mille ! ... La mère Bonderoi garde ses deux dragons, en leur réservant chacun leur jour. De cette façon, tout le monde est content.
- Oh ! elle est bien bonne, bien bonne !
- Et les vieux parents ont du pain sur la planche. La morale est satisfaire."


2 janvier 1883

RENCONTRE

RENCONTRE


A Édouard Rod.

Ce fut un hasard, un vrai hasard. Le baron d'Étraille, fatigué de rester debout, entra, tous les appartements de la princesse étant ouverts ce soir de fête, dans la chambre à coucher déserte et presque sombre au sortir des salons illuminés.
Il cherchait un siège où dormir, certain que sa femme ne voudrait point partir avant le jour. Il aperçut dès la porte le large lit d'azur à fleurs d'or, dressé au milieu de la vaste pièce, pareil à un catafalque où aurait été enseveli l'amour, car la princesse n'était plus jeune. Par derrière, une grande tache claire donnait la sensation d'un lac vu par une haute fenêtre. C'était la glace, immense, discrète, habillée de draperies sombres qu'on laissait tomber quelquefois, qu'on avait souvent relevées ; et la glace semblait regarder la couche, sa complice. On eût dit qu'elle avait des souvenirs, des regrets, comme ces châteaux que hantent les spectres des morts, et qu'on allait voir passer sur sa face unie et vide ces formes charmantes qu'ont les hanches nues des femmes, et les gestes doux des bras quand ils enlacent.
Le baron s'était arrêté souriant, un peu ému au seuil de cette chambre d'amour. Mais soudain, quelque chose apparut dans la glace comme si les fantômes évoqués eussent surgi devant lui. Un homme et une femme, assis sur un divan très bas caché dans l'ombre, s'étaient levés. Et le cristal poli, reflétant leurs images, les montrait debout et se baisant aux lèvres avant de se séparer.
Le baron reconnut sa femme et le marquis de Cervigné. Il se retourna et s'éloigna en homme fort et maître de lui ; et il attendit que le jour vînt pour emmener la baronne ; mais il ne songeait plus à dormir.
Dès qu'il fut seul avec elle, il lui dit :
- Madame, je vous ai vue tout à l'heure dans la chambre de la princesse de Raynes. Je n'ai point besoin de m'expliquer davantage. Je n'aime ni les reproches, ni les violences, ni le ridicule. Voulant éviter ces choses, nous allons nous séparer sans bruit. Les hommes d'affaires régleront votre situation suivant mes ordres. Vous serez libre de vivre à votre guise n'étant plus sous mon toit, mais je vous préviens que si quelque scandale a lieu, comme vous continuez à porter mon nom, je serai forcé de me montrer sévère.
Elle voulut parler ; il l'en empêcha, s'inclina, et rentra chez lui.
Il se sentait plutôt étonné et triste que malheureux. Il l'avait beaucoup aimée dans les premiers temps de leur mariage. Cette ardeur s'était peu à peu refroidie, et maintenant il avait souvent des caprices, soit au théâtre, soit dans le monde, tout en gardant néanmoins un certain goût pour la baronne.
Elle était fort jeune, vingt-quatre ans à peine, petite, singulièrement blonde, et maigre, trop maigre. C'était une poupée de Paris, fine, gâtée, élégante, coquette, assez spirituelle, avec plus de charme que de beauté. Il disait familièrement à son frère en parlant d'elle : "Ma femme est charmante, provocante, seulement... elle ne vous laisse rien dans la main. Elle ressemble à ces verres de champagne où tout est mousse. Quand on a fini par trouver le fond, c'est bon tout de même, mais il y en a trop peu."
Il marchait dans sa chambre, de long en large, agité et songeant à mille choses. Par moments, des souffles de colère le soulevaient et il sentait des envies brutales d'aller casser les reins du marquis ou le souffleter au cercle. Puis il constatait que cela serait de mauvais goût, qu'on rirait de lui et non de l'autre, et que ces emportements lui venaient bien plus de sa vanité blessée que de son coeur meurtri. Il se coucha, mais ne dormit point.
On apprit dans Paris, quelques jours plus tard, que le baron et la baronne d'Étraille s'étaient séparés à l'amiable pour incompatibilité d'humeur. On ne soupçonna rien, on ne chuchota pas et on ne s'étonna point.
Le baron, cependant, pour éviter des rencontres qui lui seraient pénibles, voyagea pendant un an, puis il passa l'été suivant aux bains de mer, l'automne à chasser et il revint à Paris pour l'hiver. Pas une fois il ne vit sa femme.
Il savait qu'on ne disait rien d'elle. Elle avait soin, au moins, de garder les apparences. Il n'en demandait pas davantage.
Il s'ennuya, voyagea encore, puis restaura son château de Villebosc, ce qui lui demanda deux ans, puis il y reçut ses amis, ce qui l'occupa quinze mois au moins ; puis, fatigué de ce plaisir usé, il rentra dans son hôtel de la rue de Lille, juste six années après la séparation.
Il avait maintenant quarante-cinq ans, pas mal de cheveux blancs, un peu de ventre, et cette mélancolie des gens qui ont été beaux, recherchés, aimés et qui se détériorent tous les jours.
Un mois après son retour à Paris, il prit froid en sortant du cercle et se mit à tousser. Son médecin lui ordonna d'aller finir l'hiver à Nice.
Il partit donc, un lundi soir, par le rapide.
Comme il se trouvait en retard, il arriva alors que le train se mettait en marche. Il y avait une place dans un coupé, il y monta. Une personne était déjà installée sur le fauteuil du fond, tellement enveloppée de fourrures et de manteaux qu'il ne put même deviner si c'était un homme ou une femme. On n'apercevait rien d'elle qu'un long paquet de vêtements. Quand il vit qu'il ne saurait rien, le baron, à son tour, s'installa, mit sa toque de voyage, déploya ses couvertures, se roula dedans, s'étendit et s'endormit.
Il ne se réveilla qu'à l'aurore, et tout de suite il regarda vers son compagnon. Il n'avait point bougé de toute la nuit et il semblait encore en plein sommeil.
M. d'Étraille en profita pour faire sa toilette du matin, brosser sa barbe et ses cheveux, refaire l'aspect de son visage que la nuit change si fort, si fort, quand on atteint un certain âge.
Le grand poète a dit :


Quand on est jeune, on a des matins triomphants !

Quand on est jeune, on a de magnifiques réveils, avec la peau fraîche, l'oeil luisant, les cheveux brillants de sève.
Quand on vieillit, on a des réveils lamentables. L'oeil terne, la joue rouge et bouffie, la bouche épaisse, les cheveux en bouillie et la barbe mêlée donnent au visage un aspect vieux, fatigué, fini.
Le baron avait ouvert son nécessaire de voyage et il rajusta sa physionomie en quelques coups de brosse. Puis il attendit.
Le train siffla, s'arrêta. le voisin fit un mouvement. Il était sans doute réveillé. Puis la machine repartit. Un rayon de soleil oblique entrait maintenant dans le wagon et tombait juste en travers du dormeur, qui remua de nouveau, donna quelques coups de tête comme un poulet qui sort de sa coquille, et montra tranquillement son visage.
C'était une jeune femme blonde, toute fraîche, fort jolie et grasse. Elle s'assit.
Le baron, stupéfait, la regardait. Il ne savait plus ce qu'il devait croire. Car vraiment on eût juré que c'était... que c'était sa femme, mais sa femme extraordinairement changée... à son avantage, engraissée, oh ! engraissée autant que lui-même, mais en mieux.
Elle le regarda tranquillement, parut ne pas le reconnaître, et se débarrassa avec placidité des étoffes qui l'entouraient.
Elle avait l'assurance calme d'une femme sûre d'elle-même, l'audace insolente du réveil, se sachant, se sentant en pleine beauté, en pleine fraîcheur.
Le baron perdait vraiment la tête.
Était-ce sa femme ? Ou une autre qui lui aurait ressemblé comme une soeur ? Depuis six ans qu'il ne l'avait vue, il pouvait se tromper.
Elle bâilla. Il reconnut son geste. Mais de nouveau elle se tourna vers lui et le parcourut, le couvrit d'un regard tranquille, indifférent, d'un regard qui ne sait rien, puis elle considéra la campagne.
Il demeura éperdu, horriblement perplexe. Il attendit, la guettant de côté, avec obstination.
Mais oui, c'était sa femme, morbleu ! Comment pouvait-il hésiter ? Il n'y en avait pas deux avec ce nez-là ? Mille souvenirs lui revenaient, des souvenirs de caresses, des petits détails de son corps, un grain de beauté sur la hanche, un autre au dos, en face du premier. Comme il les avait souvent baisés ! Il se sentait envahi par une griserie ancienne, retrouvant l'odeur de sa peau, son sourire quand elle lui jetait ses bras sur les épaules, les intonations douces de sa voix, toutes ses câlineries gracieuses.
Mais, comme elle était changée, embellie, c'était elle et ce n'était plus elle. Il la trouvait plus mûre, plus faite, plus femme, plus séduisante, plus désirable, adorablement désirable.
Donc cette femme étrangère, inconnue, rencontrée par hasard dans un wagon était à lui, lui appartenait de par la loi. Il n'avait qu'à dire : "Je veux".
Il avait jadis dormi dans ses bras, vécu dans son amour. Il la retrouvait maintenant si changée qu'il la reconnaissait à peine. C'était une autre et c'était elle en même temps : c'était une autre, née, formée, grandie depuis qu'il l'avait quittée ; c'était elle aussi qu'il avait possédée, dont il retrouvait les attitudes modifiées, les traits anciens plus formés, le sourire moins mignard, les gestes plus assurés. C'étaient deux femmes en une, mêlant une grande part d'inconnu nouveau à une grande part de souvenir aimé. C'était quelque chose de singulier, de troublant, d'excitant, une sorte de mystère d'amour où flottait une confusion délicieuse. C'était sa femme dans un corps nouveau, dans une chair nouvelle que ses lèvres n'avaient point parcourus.
Et il pensait, en effet, qu'en six années tout change en nous. Seul le contour demeure reconnaissable, et quelquefois même il disparaît.
Le sang, les cheveux, la peau, tout recommence, tout se reforme. Et quand on est demeuré longtemps sans se voir, on retrouve un autre être tout différent, bien qu'il soit le même et qu'il porte le même nom.
Et le coeur aussi peut varier, les idées aussi se modifient, se renouvellent, si bien qu'en quarante ans de vie nous pouvons, par de lentes et constantes transformations, devenir quatre ou cinq êtres absolument nouveaux et différents.
Il songeait, troublé jusqu'à l'âme. La pensée lui vint brusquement du soir où il l'avait surprise dans la chambre de la princesse. Aucune fureur ne l'agita. Il n'avait pas sous les yeux la même femme, la petite poupée maigre et vive de jadis.
Qu'allait-il faire ? Comment lui parler ? Que lui dire ? L'avait-elle reconnu, elle ?
Le train s'arrêtait de nouveau. Il se leva, salua et prononça : "Berthe, n'avez-vous besoin de rien. Je pourrais vous apporter..."
Elle le regarda des pieds à la tête et répondit, sans étonnement, sans confusion, sans colère, avec une placide indifférence : "Non - de rien - merci."
Il descendit et fit quelques pas sur le quai pour se secouer comme pour reprendre ses sens après une chute. Qu'allait-il faire maintenant ? Monter dans un autre wagon ? Il aurait l'air de fuir. Se montrer galant, empressé ? Il aurait l'air de demander pardon. Parler comme un maître ? Il aurait l'air d'un goujat, et puis, vraiment, il n'en avait plus le droit.
Il remonta et reprit sa place.
Elle aussi, pendant son absence, avait fait vivement sa toilette. Elle était étendue maintenant sur le fauteuil, impassible et radieuse.
Il se tourna vers elle et lui dit : "Ma chère Berthe, puisqu'un hasard bien singulier nous remet en présence après six ans de séparation, de séparation sans violence, allons-nous continuer à nous regarder comme deux ennemis irréconciliables ? Nous sommes enfermés en tête-à-tête ? Tant pis, ou tant mieux. Moi je ne m'en irai pas. Donc n'est-il pas préférable de causer comme... comme... comme... des... amis, jusqu'au terme de notre route ?"
Elle répondit tranquillement : "Comme vous voudrez."
Alors il demeura court, ne sachant que dire. Puis, ayant de l'audace, il s'approcha, s'assis sur le fauteuil du milieu, et d'une voix galante : "Je vois qu'il faut vous faire la cour, soit. C'est d'ailleurs un plaisir, car vous êtes charmante. Vous ne vous figurez point comme vous avez gagné depuis six ans. Je ne connais pas de femme qui m'ait donné la sensation délicieuse que j'aie eue en vous voyant sortir de vos fourrures, tout à l'heure. Vraiment, je n'aurais pas cru possible un tel changement..."
Elle prononça, sans remuer la tête, et sans le regarder : "Je ne vous en dirai pas autant, car vous avez beaucoup perdu."
Il rougit, confus et troublé, puis avec un sourire résigné : "Vous êtes dure."
Elle se tourna vers lui : "Pourquoi ? Je constate. Vous n'avez pas l'intention de m'offrir votre amour, n'est-ce pas ? Donc il est absolument indifférent que je vous trouve bien ou mal ? Mais je vois que ce sujet vous est pénible. Parlons d'autre chose. Qu'avez-vous fait depuis que je ne vous ai vu ?"
Il avait perdu contenance, il balbutia : "Moi ? j'ai voyagé, j'ai chassé, j'ai vieilli, comme vous le voyez. Et vous ?"
Elle déclara avec sérénité : "Moi, j'ai gardé les apparences comme vous me l'aviez ordonné."
Un mot brutal lui vint aux lèvres. Il ne le dit pas, mais prenant la main de sa femme, il la baisa : "Et je vous en remercie."
Elle fut surprise. Il était fort vraiment, et toujours maître de lui.
Il reprit : "Puisque vous avez consenti à ma première demande, voulez-vous maintenant que nous causions sans aigreur."
Elle eut un petit geste de mépris. "De l'aigreur ? mais je n'en ai pas. Vous m'êtes complètement étranger. Je cherche seulement à animer une conversation difficile."
Il la regardait toujours, séduit malgré sa rudesse, sentant un désir brutal l'envahir, un désir irrésistible, un désir de maître.
Elle prononça, sentant bien qu'elle l'avait blessé, et s'acharnant : "Quel âge avez-vous donc aujourd'hui ? Je vous croyais plus jeune que vous ne paraissez."
Il pâlit : "J'ai quarante-cinq ans." Puis il ajouta : "J'ai oublié de vous demander des nouvelles de la princesse de Raynes. Vous la voyez toujours ?"
Elle lui jeta un regard de haine : "Oui, toujours. Elle va fort bien - merci."
Et ils demeurèrent côte à côte, le coeur agité, l'âme irritée. Tout à coup il déclara : "Ma chère Berthe, je viens de changer d'avis. Vous êtes ma femme, et je prétends que vous reveniez aujourd'hui sous mon toit. Je trouve que vous avez gagné en beauté et en caractère, et je vous reprends. Je suis votre mari, c'est mon droit."
Elle fut stupéfaite, et le regarda dans les yeux pour y lire sa pensée. Il avait un visage impassible, impénétrable et résolu.
Elle répondit : "Je suis bien fâchée, mais j'ai des engagements."
Il sourit : "Tant pis pour vous. La loi me donne la force. J'en userai."
On arrivait à Marseille ; le train sifflait, ralentissant sa marche. La baronne se leva, roula ses couvertures avec assurance, puis se tournant vers son mari : "Mon cher Raymond, n'abusez pas d'un tête-à-tête que j'ai préparé. J'ai voulu prendre une précaution, suivant vos conseils, pour n'avoir rien à craindre ni de vous ni du monde, quoi qu'il arrive. Vous allez à Nice, n'est-ce pas ?
- J'irai où vous irez.
- Pas du tout. Écoutez-moi, et je vous promets que vous me laisserez tranquille. Tout à l'heure, sur le quai de la gare, vous allez voir la princesse de Raynes et la comtesse Henriot qui m'attendent avec leurs maris. J'ai voulu qu'on nous vît ensemble, vous et moi, et qu'on sût bien que nous avons passé la nuit seuls, dans ce coupé. Ne craignez rien. Ces dames le raconteront partout, tant la chose paraîtra surprenante.
Je vous disais tout à l'heure que, suivant en tous points vos recommandations, j'avais soigneusement gardé les apparences. Il n'a pas été question du reste, n'est-ce pas. Eh bien, c'est pour continuer que j'ai tenu à cette rencontre. Vous m'avez ordonné d'éviter avec soin le scandale, je l'évite, mon cher..., car j'ai peur..., j'ai peur...
Elle attendit que le train fût complètement arrêté, et comme une bande d'amis s'élançait à sa portière et l'ouvrait, elle acheva :
- J'ai peur d'être enceinte.
La princesse tendait les bras pour l'embrasser. La baronne lui dit montrant le baron stupide d'étonnement et cherchant à deviner la vérité :
- Vous ne reconnaissez donc pas Raymond ? Il est bien changé, en effet. Il a consenti à m'accompagner pour ne pas me laisser voyager seule. Nous faisons quelquefois des fugues comme cela, en bons amis qui ne peuvent vivre ensemble. Nous allons d'ailleurs nous quitter ici. Il a déjà assez de moi."
Elle tendait sa main qu'il prit machinalement. Puis elle sauta sur le quai au milieu de ceux qui l'attendaient.
Le baron ferma brusquement la portière, trop ému pour dire un mot ou pour prendre une résolution. Il entendait la voix de sa femme et ses rires joyeux qui s'éloignaient.
Il ne l'a jamais revue.
Avait-elle menti ? Disait-elle vrai ? Il l'ignora toujours.

11 mars 1884

LE RENDEZ-VOUS

LE RENDEZ-VOUS

Son chapeau sur la tête, son manteau sur le dos, un voile noir sur le nez, un autre dans sa poche dont elle doublerait le premier quand elle serait montée dans le fiacre coupable, elle battait du bout de son ombrelle la pointe de sa bottine, et demeurait assise dans sa chambre, ne pouvant se décider à sortir pour aller à ce rendez-vous.
Combien de fois, pourtant depuis deux ans, elle s'était habillée ainsi, pendant les heures de Bourse de son mari, un agent de change très mondain, pour rejoindre dans son logis de garçon le beau vicomte de Martelet, son amant.
La pendule derrière son dos battait les secondes vivement ; un livre à moitié lu bâillait sur le petit bureau de bois de rose, entre les fenêtres, et un fort parfum de violette, exhalé par deux petits bouquets baignant en deux mignons vases de Saxe sur la cheminée, se mêlait à une vague odeur de verveine soufflée sournoisement par la porte du cabinet de toilette demeurée entrouverte.
L'heure sonna - trois heures - et la mit debout. Elle se retourna pour regarder le cadran, puis sourit, songeant : "Il m'attend déjà. Il va s'énerver." Alors, elle sortit, prévint le valet de chambre qu'elle serait rentrée dans une heure au plus tard - un mensonge -, descendit l'escalier et s'aventura dans la rue, à pied.
On était aux derniers jours de mai, à cette saison délicieuse où le printemps de la campagne semble faire le siège de Paris et le conquérir par-dessus les toits, envahir les maisons à travers les murs, faire fleurir la ville y répandre une gaieté sur la pierre des façades, l'asphalte des trottoirs et le pavé des chaussées, la baigner, la griser de sève comme un bois qui verdit.
Mme Haggan fit quelques pas à droite avec l'intention de suivre, comme toujours, la rue de Provence où elle hélerait un fiacre, mais la douceur de l'air, cette émotion de l'été qui nous entre dans la gorge en certains jours, la pénétra si brusquement, que, changeant d'idée, elle prit la rue de la Chaussée-d'Antin, sans savoir pourquoi, obscurément attirée par le désir de voir des arbres dans le square de la Trinité. Elle pensait : "Bah ! il m'attendra dix minutes de plus." Cette idée, de nouveau, la réjouissait, et, tout en marchant à petits pas, dans la foule, elle croyait le voir s'impatienter, regarder l'heure, ouvrir la fenêtre, écouter à la porte, s'asseoir quelques instants, se relever, et, n'osant pas fumer, car elle le lui avait défendu les jours de rendez-vous, jeter sur la boîte aux cigarettes des regards désespérés.
Elle allait doucement, distraite par tout ce qu'elle rencontrait, par les figures et les boutiques, ralentissant le pas de plus en plus et si peu désireuse d'arriver qu'elle cherchait, aux devantures, des prétextes pour s'arrêter.
Au bout de la rue, devant l'église, la verdure du petit square l'attira si fortement qu'elle traversa la place, entra dans le jardin, cette cage à enfants, et fit deux fois le tour de l'étroit gazon, au milieu des nounous enrubannées, épanouies, bariolées, fleuries. Puis elle prit une chaise, s'assit, et levant les yeux vers le cadran rond comme une lune dans le clocher, elle regarda marcher l'aiguille.
Juste à ce moment la demie sonna, et son coeur tressaillit d'aise en entendant tinter les cloches du carillon. Une demi-heure de gagnée, plus un quart d'heure pour atteindre la rue Miromesnil et quelques minutes encore de flânerie, - une heure ! une heure volée au rendez-vous ! Elle y resterait quarante minutes à peine, et ce serait fini encore une fois.
Dieu ! comme ça l'ennuyait d'aller là-bas ! Ainsi qu'un patient montant chez le dentiste, elle portait en son coeur le souvenir intolérable de tous les rendez-vous passés, un par semaine en moyenne depuis deux ans, et la pensée qu'un autre allait avoir lieu, tout à l'heure, la crispait d'angoisse de la tête aux pieds. Non pas que ce fût bien douloureux, douloureux comme une visite au dentiste, mais c'était si ennuyeux, si ennuyeux, si compliqué, si long, si pénible que tout, tout, même une opération, lui aurait paru préférable. Elle y allait pourtant, très lentement, à tout petits pas, en s'arrêtant, en s'asseyant, en flânant partout, mais elle y allait. Oh ! elle aurait bien voulu manquer encore celui-là, mais elle avait fait poser ce pauvre vicomte, deux fois de suite le mois dernier, et elle n'osait point recommencer sitôt. Pourquoi y retournait-elle ? Ah ! pourquoi ? Parce qu'elle en avait pris l'habitude, et qu'elle n'avait aucune raison à donner à ce malheureux Martelet quand il voudrait connaître ce pourquoi ! Pourquoi avait-elle commencé ? Pourquoi ? Elle ne le savait plus ! L'avait-elle aimé ? C'était possible ! Pas bien fort, mais un peu, voilà si longtemps ! Il était bien, recherché, élégant, galant, et représentait strictement, au premier coup d'oeil, l'amant parfait d'une femme du monde.
La cour avait duré trois mois, - temps normal, lutte honorable, résistance suffisante - puis elle avait consenti, avec quelle émotion, quelle crispation, quelle peur horrible et charmante à ce premier rendez-vous, suivi de tant d'autres, dans ce petit entresol de garçon, rue Miromesnil. Son coeur ? Qu'éprouvait alors son petit coeur de femme séduite, vaincue, conquise, en passant pour la première fois la porte de cette maison de cauchemar ? Vrai, elle ne le savait plus ! Elle l'avait oublié ! On se souvient d'un fait, d'une date, d'une chose, mais on ne se souvient guère, deux ans plus tard, d'une émotion qui s'est envolée très vite, parce qu'elle était très légère. Oh ! par exemple, elle n'avait pas oublié les autres, ce chapelet de rendez-vous, ce chemin de la croix de l'amour, aux stations si fatigantes, si monotones, si pareilles, que la nausée lui montait aux lèvres en prévision de ce que ce serait tout à l'heure.
Dieu ! ces fiacres qu'il fallait appeler pour aller là, ils ne ressemblaient pas aux autres fiacres, dont on se sert pour les courses ordinaires ! Certes, les cochers devinaient. Elle le sentait, rien qu'à la façon dont ils la regardaient, et ces yeux des cochers de Paris sont terribles ! Quand on songe qu'à tout moment, devant le tribunal, ils reconnaissent, au bout de plusieurs années, des criminels qu'ils ont conduits une seule fois, en pleine nuit, d'une rue quelconque à une gare, et qu'ils ont affaire à presque autant de voyageurs qu'il y a d'heures dans la journée, et que leur mémoire est assez sûre pour qu'ils affirment : "Voilà bien l'homme que j'ai chargé rue des Martyrs, et déposé gare de Lyon, à minuit quarante, le 10 juillet de l'an dernier !" n'y a-t-il pas de quoi frémir, lorsqu'on risque ce que risque une jeune femme allant à un rendez-vous, en confiant sa réputation au premier venu de ces cochers ! Depuis deux ans elle en avait employé, pour ce voyage de la rue Miromesnil, au moins cent à cent vingt, en comptant un par semaine. C'étaient autant de témoins qui pouvaient déposer contre elle dans un moment critique.
Aussitôt dans le fiacre, elle tirait de sa poche l'autre voile, épais et noir comme un loup, et se l'appliquait sur les yeux. Cela cachait le visage, oui, mais le reste, la robe, le chapeau, l'ombrelle,, ne pouvait-on pas les remarquer, les avoir vus déjà ? Oh ! dans cette rue Miromesnil, quel supplice ! Elle croyait reconnaître tous les passants, tous les domestiques, tout le monde. A peine la voiture arrêtée, elle sautait et passait encourant devant le concierge toujours debout sur le seuil de sa loge. En voilà un qui devait tout savoir, tout - son adresse, son nom, la profession de son mari -, tout -, car ces concierges sont les plus subtils des policiers ! Depuis deux ans elle voulait l'acheter, lui donner, lui jeter, un jour ou l'autre, un billet de cent francs en passant devant lui. Pas une fois elle n'avait osé faire ce petit mouvement de lui lancer aux pieds ce bout de papier roulé ! Elle avait peur. - De quoi ? - Elle ne savait pas ! - D'être rappelée, s'il ne comprenait point ? D'un scandale ? d'un rassemblement dans l'escalier ? d'une arrestation peut-être ? Pour arriver à la porte du vicomte, il n'y avait guère qu'un demi-étage à monter, et il lui paraissait haut comme la tour Saint-Jacques ! A peine engagée dans le vestibule, elle se sentait prise dans une trappe, et le moindre bruit devant ou derrière elle lui donnait une suffocation. Impossible de reculer, avec ce concierge et la rue qui lui fermaient la retraite ; et si quelqu'un descendait juste à ce moment, elle n'osait pas sonner chez Martelet et passait devant la porte comme si elle allait ailleurs ! Elle montait, montait, montait ! Elle aurait monté quarante étages ! Puis, quand tout semblait redevenu tranquille dans la cage de l'escalier, elle redescendait en courant avec l'angoisse dans l'âme de ne pas reconnaître l'entresol !
Il était là, attendant dans un costume galant en velours doublé de soie, très coquet, mais un peu ridicule, et depuis deux ans, il n'avait rien changé à sa manière de l'accueillir, mais rien, pas un geste !
Dès qu'il avait refermé la porte, il lui disait : "Laissez-moi baiser vos mains, ma chère, chère amie !" Puis il la suivait dans la chambre, où volets clos et lumières allumées, hiver comme été, par chic sans doute, il s'agenouillait devant elle en la regardant de bas en haut avec un air d'adoration. Le premier jour ça avait été très gentil, très réussi, ce mouvement-là ! Maintenant elle croyait voir M. Delaunay jouant pour la cent vingtième fois le cinquième acte d'une pièce à succès. Il fallait changer ses effets.
Et puis après, oh ! mon Dieu ! après ! c'était le plus dur ! Non, il ne changeait pas ses effets, le pauvre garçon ! Quel bon garçon, mais banal !...
Dieu que c'était difficile de se déshabiller sans femme de chambre ! Pour une fois, passe encore, mais toutes les semaines cela devenait odieux ! Non, vrai, un homme ne devrait pas exiger d'une femme une pareille corvée ! Mais s'il était difficile de se déshabiller, se rhabiller devenait presque impossible et énervant à crier, exaspérant à gifler le monsieur qui disait, tournant autour d'elle d'un air gauche, "Voulez-vous que je vous aide ?" - L'aider ! -Ah oui ! à quoi ! De quoi était-il capable ? Il suffisait de lui voir une épingle entre les doigts pour le savoir.
C'est à ce moment-là peut-être qu'elle avait commencé à le prendre en grippe. Quand il disait : "Voulez-vous que je vous aide ?", elle l'aurait tué. Et puis était-il possible qu'une femme ne finît point par détester un homme qui, depuis deux ans, l'avait forcée, plus de cent vingt fois à se rhabiller sans femme de chambre ?
Certes il n'y avait pas beaucoup d'hommes aussi maladroits que lui, aussi peu dégourdis, aussi monotones. Ce n'était pas le petit baron de Grimbal qui aurait demandé de cet air niais : "Voulez-vous que je vous aide ?" Il aurait aidé lui, si vif, si drôle, si spirituel. Voilà ! C'était un diplomate ; il avait couru le monde, rôdé partout, déshabillé et rhabillé sans doute des femmes vêtues suivant toutes les modes de la terre, celui-là !...
L'horloge de l'église sonna les trois quarts. Elle se dressa, regarda le cadran, se mit à rire en murmurant : "Oh ! doit-il être agité !" puis elle partit d'une marche plus vive, et sortit du square. Elle n'avait point fait dix pas sur la place quand elle se trouva nez à nez avec un monsieur qui la salua profondément.
- Tiens, vous, baron ? dit-elle, surprise. Elle venait justement de penser à lui.
- Oui, madame.
Et il s'informa de sa santé, puis, après quelques vagues propos, il reprit :
- Vous savez que vous êtes la seule - vous permettez que je dise de mes amies, n'est-ce pas ? - qui ne soit point encore venue visiter mes collections japonaises.
- Mais, mon cher baron, une femme ne peut aller ainsi chez un garçon !
- Comment ! comment ! En voilà une erreur quand il s'agit de visiter une collection rare !
- En tout cas, elle ne peut y aller seule.
- Et pourquoi pas ? mais j'en ai reçu des multitudes de femmes seules ; rien que pour ma galerie ! J'en reçois tous les jours. Voulez-vous que je vous les nomme - non, je ne le ferai point. Il faut être discret même pour ce qui n'est pas coupable. En principe, il n'est inconvenant d'entrer chez un homme sérieux, connu, dans une certaine situation, que lorsqu'on y va pour une cause inavouable !
- Au fond, c'est assez juste ce que vous dites là.
- Alors vous venez voir ma collection.
- Quand ?
- Mais tout de suite.
- Impossible, je suis pressée.
- Allons donc. Voilà une demi-heure que vous êtes assise dans le square.
- Vous m'espionniez ?
- Je vous regardais.
- Vrai, je suis pressée.
- Je suis sûr que non. Avouez que vous n'êtes pas très pressée.
Mme Haggan se mit à rire, et avoua :
- Non... non... pas... très...
Un fiacre passait à les toucher. Le petit baron cria : "Cocher !" et la voiture s'arrêta. Puis, ouvrant la portière :
- Montez, madame.
- Mais, baron, non, c'est impossible, je ne peux pas aujourd'hui.
- Madame, ce que vous faites est imprudent, montez ! On commence à nous regarder, vous allez former un attroupement, on va croire que je vous enlève et nous arrêter tous les deux, montez, je vous en prie !
Elle monta, effarée, abasourdie. Alors il s'assit auprès d'elle en disant au cocher : "rue de Provence."
Mais soudain elle s'écria :
- Oh ! mon Dieu, j'oubliais une dépêche très pressée, voulez-vous me conduire, d'abord, au premier bureau télégraphique ?
Le fiacre s'arrêta un peu plus loin, rue de Châteaudun, et elle dit au baron :
- Pouvez-vous me prendre une carte de cinquante centimes ? J'ai promis à mon mari d'inviter Martelet à dîner pour demain et j'ai oublié complètement.
Quand le baron fut revenu, sa carte bleue à la main, elle écrivit au crayon :

"Mon cher ami, je suis très souffrante ; j'ai une névralgie atroce qui me tient au lit. Impossible sortir. Venez dîner demain soir pour que je me fasse pardonner.


"JEANNE."

Elle mouilla la colle, ferma soigneusement, mit l'adresse : "Vicomte de Martelet, 240, rue de Miromesnil" puis, rendant la carte au baron :
- Maintenant, voulez-vous avoir la complaisance de jeter ceci dans la boîte aux télégrammes ?

23 février 1889

LE RETOUR

LE RETOUR

La mer fouette la côte de sa vague courte et monotone. De petits nuages blancs passent vite à travers le grand ciel bleu, emportés par le vent rapide, comme des oiseaux; et le village, dans le pli du vallon qui descend vers l'océan, se chauffe au soleil.
Tout à l'entrée, la maison des Martin-Lévesque, seule, au bord de la route. C'est une petite demeure de pêcheur, aux murs d'argile, au toit de chaume empanaché d'iris bleus. Un jardin large comme un mouchoir, où poussent des oignons, quelques choux, du persil, du cerfeuil, se carre devant la porte. Une haie le clôt le long du chemin.
L'homme est à la pêche, et la femme, devant la loge, répare les mailles d'un grand filet brun, tendu sur le mur ainsi qu'une immense toile d'araignée. Une fillette de quatorze ans, à l'entrée du jardin, assise sur une chaise de paille penchée en arrière et appuyée du dos à la barrière, racommode du linge, du linge de pauvre, rapiécé, reprisé déjà. Une autre gamine, plus jeune d'un an, berce dans ses bras un enfant tout petit, encore sans gestes et sans parole; et deux mioches de deux et trois ans, le derrière dans la terre, nez à nez, jardinent de leurs mains maladroites et se jettent des poignées de poussière dans la figure.
Personne ne parle. Seul le moutard qu'on essaie d'endormir pleure d'une façon continue, avec une petite voix aigre et frêle. Un chat dort sur la fenêtre; et des giroflées épanouies font, au pied du mur, un beau bourrelet de fleurs blanches sur qui bourdonne un peuple de mouches.
La fillette qui coud près de l'entrée appelle tout à coup:
- M'man!
La mère répond:
- Qué qu't'as?
- Le r'voilà.
Elles sont inquiètes depuis le matin, parce qu'un homme rôde autour de la maison: un vieux homme qui a l'air d'un pauvre. Elles l'ont aperçu comme elles allaient conduire le père à son bateau, pour l'embarquer. Il était assis sur le fossé, en face de leur porte. Puis, quand elles sont revenues de la plage, elles l'ont retrouvé là, qui regardait la maison.
Il semblait malade et très misérable. Il n'avait pas bougé pendant plus d'une heure; puis, voyant qu'on le considérait comme un malfaiteur, il s'était levé et était parti en traînant la jambe.
Mais bientôt elles l'avaient vu revenir de son pas lent et fatigué; et il s'était encore assis, un peu plus loin cette fois, comme pour les guetter.
La mère et les fillettes avaient peur. La mère surtout se tracassait parce qu'elle était d'un naturel craintif, et que son homme, Lévesque, ne devait revenir de la mer qu'à la nuit tombante.
Son mari s'appelait Lévesque; elle, on la nommait Martin, et on les avait baptisés les Martin-Lévesque. Voici pourquoi: elle avait épousé en premières noces un matelot du nom de Martin, qui allait tous les étés à Terre-Neuve, à la pêche de la morue.
Après deux années de mariage, elle avait de lui une petite fille et elle était encore grosse de six mois quand le bâtiment qui portait son mari, les Deux-Sœurs, un trois-mâts-barque de Dieppe, disparut.
On n'en eut jamais aucune nouvelle; aucun des marins qui le montaient ne revint; on le considéra donc comme perdu corps et biens.
La Martin attendit son homme pendant dix ans, élevant à grand'peine ses deux enfants; puis, comme elle était vaillante et bonne femme, un pêcheur du pays, Lévesque, veuf avec un garçon, la demanda en mariage. Elle l'épousa et eut encore de lui deux enfants en trois ans.
Ils vivaient péniblement, laborieusement. Le pain était cher et la viande presque inconnue dans la demeure. On s'endettait parfois chez le boulanger, en hiver, pendant les mois de bourrasques. Les petits se portaient bien, cependant. On disait:
- C'est des braves gens, les Martin-Lévesque. La Martin est dure à la peine, et Lévesque n'a pas son pareil pour la pêche.
La fillette assise à la barrière reprit:
- On dirait qui nous connaît. C'est p't-être ben quéque pauvre d'Epreville ou d'Auzebosc.
Mais la mère ne s'y trompait pas. Non, non, Sa n'était pas quelqu'un du pays, pour sûr!
Comme il ne remuait pas plus qu'un pieu, et qu'il fixait ses yeux avec obstination sur le logis des Martin-Lévesque, la Martin devint furieuse et, la peur la rendant brave, elle saisit une pelle et sortit devant la porte.
- Qué que vous faites là? cria-t-elle au vagabond.
Il répondit d'une voix enrouée.
- J'prends la fraîche, donc! J'vous fais-ti tort?
Elle reprit:
- Pourqué qu'vous êtes quasiment en espionance devant ma maison?
L'homme répliqua:
- Je n'fais d'mal à personne. C'est-i'point permis d's'asseoir sur la route?
Ne trouvant rien à répondre, elle rentra chez elle.
La journée s'écoula lentement. Vers midi, l'homme disparut. Mais il repassa vers cinq heures. On ne le vit plus dans la soirée.
Lévesque rentra à la nuit tombée. On lui dit la chose. Il conclut:
- C'est quéque fouineur ou quéque malicieux.
Et il se coucha sans inquiétude, tandis que sa compagne songeait à ce rôdeur qui l'avait regardée avec des yeux si drôles.
Quand le jour vint, il faisait grand vent, et le matelot, voyant qu'il ne pourrait prendre la mer, aida sa femme à raccommoder ses filets.
Vers neuf heures, la fille aînée, une Martin, qui était allée chercher du pain, rentra en courant, la mine effarée, et cria:
- M'man, le r'voilà!
La mère eut une émotion, et, toute pâle, dit à son homme:
- Va li parler, Lévesque, pour qu'il ne nous guette point comme ça, parce que, mé, ça me tourne les sens.
Et Lévesque, un grand matelot au teint de brique, à la barbe drue et rouge, à l'œil bleu percé d'un point noir, au cou fort enveloppé toujours de laine, par crainte du vent et de la pluie au large, sortit tranquillement et s'approcha du rôdeur.
Et ils se mirent à parler.
La mère et les enfants les regardaient de loin, anxieux et frémissants. Tout à coup l'inconnu se leva et s'en vint, avec Lévesque, vers la maison.
La Martin, effarée, se reculait. Son homme lui dit:
- Donne li un p'tieu de pain et un verre de cidre. I n'a rien mâqué depuis avant-hier.
Et ils entrèrent tous deux dans le logis, suivis de la femme et des enfants. Le rôdeur s'assit et se mit à manger, la tête baissée sous tous les regards.
La mère, debout, le dévisageait; les deux grandes filles, les Martin adossées à la porte, l'une portant le dernier enfant, plantaient sur lui leurs yeux avides, et les deux mioches, assis dans les cendres de la cheminée, avaient cessé de jouer avec la marmite noire, comme pour contempler aussi cet étranger.
Lévesque, ayant pris une chaise, lui demanda:
- Alors vous v'nez de loin?
- J'viens d'Cette.
- A pied, comme ça?...
- Oui, à pied. Quand on n'a pas les moyens, faut ben.
- Ousque vous allez donc?
- J'allais t'ici.
- Vous y connaissez quelqu'un?
- Ça se peut ben.
Ils se turent. Il mangeait lentement, bien qu'il fût affamé, et il buvait une gorgée de cidre après chaque bouchée de pain. Il avait un visage usé, ridé, creux partout, et semblait avoir beaucoup souffert.
Lévesque lui demanda brusquement:
-Comment que vous vous nommez?
Il répondit sans lever le nez:
- Je me nomme Martin.
Un étrange frisson secoua la mère. Elle fit un pas, comme pour voir de plus près le vagabond, et demeura en face de lui; les bras pendants la bouche ouverte. Personne ne disait plus rien. Lévesque enfin reprit:
- Etes-vous d'ici?
Il répondit:
- J'suis d'ici.
Et comme il levait enfin la tête, les yeux de la femme et les siens se rencontrèrent et demeurèrent fixes, mêlés, comme si les regards se fussent accrochés.
Et elle prononça tout à coup, d'une voix changée, basse, tremblante:
- C'est-y té, mon homme?
Il articula lentement:
- Oui, c'est mé.
Il ne remua pas, continuant à mâcher son pain. Lévesque, plus surpris qu'ému, balbutia:
- C'est té, Martin?
L'autre dit simplement:
- Oui, c'est mé.
Et le second mari demanda:
- D'où que tu d'viens donc? Le premier raconta:
- D'la côte d'Afrique. J'ons sombré sur un banc. J'nous sommes ensauvés à trois, Picard, Vatinel et mé. Et pi j'avons été pris par des sauvages qui nous ont tenus douze ans. Picard et Vatinel sont morts. C'est un voyageur anglais qui m'a pris-t-en passant et qui m'a reconduit à Cette. Et me v'là.
La Martin s'était mise à pleurer, la figure dans son tablier. Lévesque prononça:
- Qué que j'allons fé, à c't'heure?
Martin demanda:
- C'est té qu'es s'n homme?
Lévesque répondit:
- Oui, c'est mé!
Ils se regardèrent et se turent.
Alors, Martin, considérant les enfants en cercle autour de lui, désigna d'un coup de tête les deux fillettes.
- C'est-i' les miennes?
Lévesque dit:
- C'est les tiennes.
Il ne se leva point; il ne les embrassa point; il constata seulement:
- Bon Dieu, qu'a sont grandes!
Lévesque répéta:
- Qué que j'allons fé?
Martin perplexe, ne savait guère plus. Enfin il se décida:
- Moi, j'f'rai à ton désir. Je n'veux pas t'faire tort. C'est contrariant tout de même, vu la maison. J'ai deux éfants, tu n'as trois, chacun les siens. La mère, c'est-ti à té, c'est-ti à mé? J'suis consentant à ce qui te plaira; mais la maison, c'est à mé, vu qu'mon père me l'a laissée, que j'y sieus né, et qu'elle a des papiers chez le notaire.
La Martin pleurait toujours, par petits sanglots cachés dans la toile bleue du tablier. Les deux grandes fillettes s'étaient rapprochées et regardèrent leur père avec inquiétude.
Il avait fini de manger. Il dit à son tour:
- Qué que j'allons fé?
Lévesque eut une idée:
- Faut aller chez l'curé, i'décidera.
Martin se leva, et comme il s'avançait vers sa femme, elle se jeta sur sa poitrine en sanglotant:
- Mon homme! te v'là! Martin, mon pauvre Martin, te v'là!
Et elle le tenait à pleins bras, traversée brusquement par un souffle d'autrefois, par une grande secousse de souvenirs qui lui rappelaient ses vingt ans et ses premières étreintes.
Martin, ému lui-même, l'embrassait sur son bonnet. Les deux enfants, dans la cheminée, se mirent à hurler ensemble en entendant pleurer leur mère, et le dernier-né, dans les bras de la seconde des Martin, clama d'une voix aiguë comme un fifre faux.
Lévesque, debout, attendait:
- Allons, dit-il, faut se mettre en règle.
Martin lâcha sa femme, et, comme il regardait ses deux filles, la mère leur dit:
- Baisez vot'pé, au moins.
Elles s'approchèrent en même temps, l'œil sec, étonnées, un peu craintives. Et il les embrassa l'une après l'autre, sur les deux joues, d'un gros bécot paysan. En voyant approcher cet inconnu, le petit enfant poussa des cris si perçants, qu'il faillit être pris de convulsions.
Puis les deux hommes sortirent ensemble.
Comme ils passaient devant le Café du Commerce, Lévesque demanda:
- Si je prenions toujours une goutte?
- Moi, j'veux ben, déclara Martin.
Ils entrèrent, s'assirent dans la pièce encore vide et Lévesque cria:
- Eh! Chicot, deux fil-en-six, de la bonne, c'est Martin qu'est r'venu, Martin, celui à ma femme, tu sais ben, Martin des Deux-Sœurs, qu'était perdu.
Et le cabaretier, trois verres d'une main, un carafon de l'autre, s'approcha, ventru, sanguin, bouffi de graisse, et demanda d'un air tranquille:
- Tiens! te v'là donc, Martin?
Martin répondit:
- Mé v'là.


28 juillet 1884